Noviciat d’Antoing
4. Noviciat d’Antoing (Belgique)
<51> Chapitre III
Enfances religieuses.
Il y a quelques mois portant à la préfecture de Nice une demande de sauf-conduit pour quelqu’un qui devait entrer au noviciat dans la zone occupée, je m’entendis demander avez désinvolture: « novice, novice, qu’est cela » Je crus devoir répondre à la secrétaire qui me posait cette question qu’elle était à mon avis trop novice dans le maniement de la langue française pour occuper la place qu’on lui avait confiée. Elle rougit jusqu’aux oreilles. En fait beaucoup de gens ignorent non seulement le noviciat, mais tout l’itinéraire que parcourt un religieux avant d’être profès et prêtre. Cette ignorance provoque parfois des contresens comiques dans les livres écrits avec bonne volonté ou sur “les hommes de bonne volonté”. Voilà pourquoi ce chapitre aura quelque utilité pour les gens du monde. Il répond à cette question: «Comment fait-on un religieux, un moine et plus précisément un jésuite?» On voudra bien croire à ma sincérité, même si l’on a quelques déception, même s’il n’est pas question de monita secreta, de doctrines ou de pratiques ésotériques, d’initiation mystérieuse comme celle à Eleusis ou du Grand Orient.
J’avoue cyniquement compter sur l’intérêt artificiel, démesuré, bizarre que la littérature et la persécution ont réussi à attacher à tout ce qui concerne les Pères de la Compagnie de Jésus, pour faire lire sans fatigue ce développement. Encore une fois, il ne s’agit ici pas tant de moi que d’un cas typique. En gros on pourra appliquer ici l’adage: ab uno disce omnes.
Et d’abord je dissiperai ici un préjugé assez répandu au sujet des Jésuites, même parmi les catholiques. On pense couramment que celui qui veut faire partie de leur ordre doit être ou bien très riche, ou bien «né» en possession de diplômes importants ou au moins capable de les acquérir. Il n’y a rien de vrai en tout cela. Personnellement je ne remplissais aucune de ces conditions, pas même la dernière, parce que mes études tronquées n’avaient pas été <52> sanctionnées par le baccalauréat traditionnel. Je n’avais, en plus de mon ardeur, de ma bonne volonté et de mes dix-sept ans qu’une lettre du P. Hector, où il y avait ces mots: « sait ce qu’il veut et veut ce qu’il sait ». C’était peu de chose comme recommandation. Par-dessus le marché j’étais sujet d’un pays en guerre contre la France et en ce moment plus exécré que jamais. On avouera que la fameuse compagnie s’est montrée généreuse, confiante, mais aussi peu difficile en m’accueillant dans son sein, ou plutôt en acceptant que je fasse cet essai de vie religieuse, cette épreuve préalable qu’est le noviciat. J’ajouterai tout de suite, pour n’avoir plus à y revenir, que mes compagnons n’avaient pas non plus été élevés sur les genoux d’une duchesse. C’étaient, la plupart, des représentants de la moyenne bourgeoisie du Nord. Il y avait aussi quelques fils d’industriels. Intellectuellement ce n’étaient pas non plus tous des aigles. Quelques-uns – c’était l’exception – n’avaient pas leur baccalauréat. Il est donc faux de parler d’une sélection intellectuelle ou sociale ultra sévère dans la célèbre société. Si ses membres dépassent un peu la moyenne des autres prêtres, ce n’est pas au recrutement, c’est à la formation longue et soignée que cela est dû.
Il n’est pas question dans ce chapitre que de la première étape de cette formation. Le noviciat, je le disais plus haut, est un essai. Le droit canon l’appelle temps de probation. C’est un essai à deux points de vue. La société dans laquelle on veut entrer, tout en ayant pris généralement de sérieux renseignements auprès du candidat, après lui avoir fait subir pendant le postulat très court qui précède le noviciat, un examen général assez serré devant le faire connaître davantage encore, a cependant conscience d’ignorer encore trop de choses du jeune homme pour l’admettre définitivement. Les renseignements donnés par d’anciens professeurs, des curés ou des amis de la famille, sont souvent, inconsciemment ou consciemment, des certifi<53>cats de complaisance, comme ceux que de bonnes maîtresses de maison donnent toujours à leurs domestiques, même quand ils n’ont pas donné satisfaction. Il s’agit donc d’étudier le sujet pendant deux ans au point de vue de ses dispositions intellectuelles, mais surtout morales et spirituelles. Il s’agit de voir s’il a assez d’équilibre physique et psychique, assez de piété, de docilité, d’ardeur au travail pour porter le poids assez lourd de la vie religieuse et devenir un sujet utile à la gloire de Dieu. On verra plus loin comment le maître des novices et son socius procèdent pour faire cette exploration psychologique indispensable.
Mais le noviciat est aussi un essai dans un autre sens. Comme un jeune homme, qui veut entrer dans une famille par le mariage, prend des renseignements sur elle, le novice désireux d’entrer dans un ordre qui lui prendra toute sa vie, sa liberté, son activité, a le droit de connaître la famille spirituelle qui sera la sienne. Voilà pourquoi, très loyalement, on lui dit ce qu’on attend de lui, on lui explique les règles et les constitutions de l’ordre, ses œuvres et son esprit, on lui fait connaître ses gloires et les persécutions dont il a été l’objet, on lui expose sa spiritualité et ses méthodes. Tout cela on pourrait le faire d’une manière livresque, spéculative, théorique, sous la forme d’un cours d’histoire. Ce n’est pas ce quel on fait et l’on a raison. Il y a loin de la coupe aux lèvres. Tel, qui ne connaîtrait que théoriquement l’idéal religieux, qui se serait emballé pour lui à son prie-Dieu, pourrait fort bien être incapable de le réaliser. Le mirage de l’imagination a fait des dupes et des ratés dans plus d’un domaine. Aussi au noviciat on joint la pratique à la théorie.
Le novice prend la soutane, très simplement du reste, sans aucune cérémonie. Une soutane modeste, verdie comme celles, dont parle Madame Isabelle Sandy[1]. – Dans les couvents de femme la vêture est solennelle et même légèrement théâtrale. – La future novice est vêtue d’abord comme une mariée avec couronne et voile blanc, elle reçoit les habits religieux au cours de la cérémonie des mains de l’officiant, va les revêtir à la sacristie et revient <54> vêtue en Religieuse. Il ne me paraît pas sûr que cette coutume est dans l’esprit du droit canon qui présente le noviciat comme une épreuve, un essai n’engageant à rien. Une jeune fille, qui sous les yeux de ses parents et parfois de toute sa paroisse dévêt le Saint habit est définitivement compromise, si j’ose dire. Elle croira toujours à une infidélité, presque à un crime, si elle reprenait sa liberté, ce qui est cependant son droit strict.
Rien de tel chez les Pères Jésuites. Après une retraite de huit jours qui s’intitule postulat, on troque ses habits civils contre une pauvre soutane et alors on fait une véritable anticipation de la vie religieuse. Je le disais plus haut, on ne se contente pas de théorie abstraite et d’histoire. On croit au concret plus qu’à l’universel et l’on vous fait vivre la règle de l’ordre comme si vous en faisiez déjà partie. On pratique la pauvreté, la chasteté et l’obéissance comme si on les avait vouées et sans doute avec plus de scrupule qu’un vétéran ayant blanchi sous le harnais. Mais c’est un essai. Si le mariage à l’essai est immoral, la vie religieuse à l’essai est parfaitement légitime.
Il faut bien avouer que maître des novices et confrères insistent tant sur la persévérance, noircissent parfois si maladroitement ceux qui quittent ou ont quitté le noviciat, ont une idée si mystique ou romantique de la vocation que le novice se croit bel et bien lié autant que ceux qui ont fait des vœux et qu’il s’accuse d’avoir manqué au silence avec une componction vraiment disproportionnée.
Il faut dire sans doute que cette attitude fait partie de la « probation ». Pour que l’essai soit loyal, concluant, vraiment valable, il faut croire.- C’est la philosophie «als ob» – Mais il reste que le noviciat, dans la pensée de l’église, est un temps de probation subjective et objective, sans aucune autre obligation que celle qui vient de la morale chrétienne commune. Après ces généralités, je reprendrai <55> le ton personnel et dirai ce que j’ai fait au noviciat. Exceptionnellement et avec les tempéraments nécessaires on pourra appliquer ici l’adage «ab uno disce omnes». Les méthodes d’initiation religieuse, remontent à St. Ignace et sont donc substantiellement les mêmes dans tous les noviciats du monde.
J’ai déjà dit qu’après une postulance d’une dizaine de jours, où l’un des novices me fut donné comme ange gardien et m’aida à faire une retraite d’élection en règle, j’entrai moi-même au noviciat avec une soutane râpée sur le dos, dont j’étais cependant très fier et que, suivant la coutume, je baisais dévotement le matin avant de la mettre. Il y avait bien des difficultés à cette entrée. C’était la guerre. L’écho des atrocités commises dans cette pauvre Belgique, qui nous donnait l’hospitalité, retentissait encore à toutes les oreilles. Les conovices étaient tous français et leurs frères combattaient sur les champs de bataille. Et moi – j’étais sujet allemand. On me suggéra de me présenter comme Alsacien-Lorrain, ce que n’étais pas un mensonge, mes grands-parents l’ayant été et le coin sarrois qui m’avait vu naître appartenant géographiquement et ethnologiquement à la Lorraine. Je le fis donc de tout cœur et bénéficiai dès lors d’une sympathie plus vive. L’Alsace alors comme aujourd’hui faisait battre plus vite le cœur de tous les Français. Je dirai cependant que cette duplicité matérielle me pesait fort. Je dis matérielle, car mes sentiments et ma formation spirituelle étaient aussi français que ceux de mes compagnons. Mais j’aurais préféré dire toute la vérité. Toute ma vie, on le verra, je souffrirai de mon lieu de naissance et des réticences qu’il m’imposera. Je sens parfaitement que si j’avais eu les nerfs moins solides et si le succès n’avait couronné mes efforts dans toutes mes entreprises, cette circonstance aurait pu déterminer un véritable complexe d’infériorité chez moi. Je verrai plus tard souvent ce phénomène produit par exemple par une naissance illégitime cachée anxieusement par des âmes profondes et douloureuses. Ma naissance en Sarre, à certains moments, dans certains milieux, m’apparaissait comme une <56> véritable tare sociale que je cachais soigneusement, tout en souffrant de cette hypocrisie nécessaire. J’avoue même que l’idée de dire au monde entier la vérité par ce livre, me soulage et me torture à la fois. Qui habet aures ad audiendum, audiat.
Je fus donc accueilli avec beaucoup de bonne grâce par la quinzaine de novices qui se formaient à la vie religieuse dans ce château, qui était un collège scientifique avant la guerre et où le Général de Gaulle[2], maintenant illustre, a fait une partie de ses études préparatoires à Saint-Cyr. Nous ne pensions pas beaucoup à la guerre, tant nous étions pris par la vie spirituelle et la contemplation des choses éternelles. Comme il y a peu d’événements extérieurs au noviciat et que les jours s’y ressemblent, je décrirai la journée type d’un novice, en y incluant tout ce qu’elle comportait. – Je raconterai ensuite les expériments spéciaux contribuant à la formation religieuse et j’examinerai les problèmes et les réussites.
Nous nous levions à cinq heures du matin. Tandis que la cloche sonnait, une voix forte criait «Benedicamus Domino» dans le dortoir où se trouvaient nos alcôves. A juger d’après le bruit de nombreux pieds sur le plancher, tout le monde se levait allègrement d’un bond. Tout en me frottant les yeux, puis en me débarbouillant je pensais à la méditation que j’allais faire, que j’avais préparée la veille au soir, dont les éléments imaginatifs avaient coloré mes rêves de la nuit et dont les éléments logiques eux-mêmes m’apparaissaient enrichis par le travail souterrain du sommeil. Souvent des rêves spirituels avaient profondément remué ma sensibilité et faisaient que je me levai avec des consolations que j’attribuais naturellement à Dieu et que je devais savourer toute la journée, comme on suce un bonbon. Après la toilette nous faisions une visite au Saint Sacrement de quelques minutes. C’étaient des minutes exquises, auxquelles je tenais beaucoup. Cette rencontre matinale avec le Christ, en qui notre foi vive, orchestrée puissamment par une sensibilité jeune et plus ou moins exaltée, nous faisait voir un ami, un compagnon de route, un chef aimé, <57> avait un grand charme pour moi et je la trouvai généralement trop courte. Heureusement que la méditation qui suivait et qui durait toute une heure permettait de prolonger la conversation commencée.
Cette longue méditation, préparée pendant un quart d’heure la veille, avait une grande importance. Son but était de nous faire assimiler profondément, par l’esprit, le cœur, la sensibilité et l’imagination, les principales vérités chrétiennes et de nous faire contracter une amitié véritable avec Dieu, Notre Dame, les anges et ses saints. Nous puisions les thèmes de cet exercice dans la Bible, dans des livres spéciaux monnayant l’évangile et la doctrine chrétienne. Personnellement je méditais facilement et volontiers. Quoique passant pour un tempérament d’intellectuel, j’avais et j’ai encore une préférence pour la contemplation évangélique. J’y appliquais spontanément et sans aucune dépendance à l’égard de la technique moderne la méthode du film sonore. Je ressuscitais la vie de Nazareth, la prédication du Christ, la passion du Sauveur avec un relief, une couleur, une vie, qui ne laissait rien à désirer. J’entendais parler les personnages sacrés et leur répondais comme s’ils avaient été sous mes yeux en chair et en os. Il m’apparaît à distance, que je mettais dans cette résurrection du passé une véritable virtuosité et que telle fresque brossée par moi en imagination était presqu’aussi somptueuse que certaines soi-disant visions de Catherine Emmerich[3]. Je crois aussi que, si mes nerfs n’avaient pas été relativement solides, j’aurais passé, sans m’en douter, de la contemplation à la vision, sans qu’il y ait eu besoin pour cela de la moindre « afférence », pour employer les mots de M. Blondel. Mon « efférence » personnelle y aurait suffi, tellement mon activité surtout imaginative et affective était grande. Qu’on veuille cependant croire que je ne suis ni rationaliste ni sceptique. Dans les consolations spirituelles qui ont fait mes délices au noviciat, je fais la part de la grâce divine, mais d’une grâce ordinaire, s’ingérant subtilement dans la trame d’une psychologie classique.
<58> J’affirme en tout cas que ces méditations, fruit d’une foi absolue dans la réalité du monde surnaturel, affirmé par l’Eglise catholique et faisant précisément « réaliser », au sens newmanien[4] du mot, les vérités révélées, ont eu psychologiquement sur moi une influence énorme. D’abord elles m’ont donné le goût de l’intériorité, de la réflexion, mais surtout de la conversation avec Dieu, de la prière aisée et confiante. Quand on a cela, on n’est jamais seul et l’on ne s’ennuie jamais. Si le monde extérieur vous déçoit ou vous écorche, vous vous retirez dans votre coquille, où le soleil répand toujours mystérieusement sa lumière et sa chaleur. – On comprend aisément alors que la piété puisse dégénérer en égoïsme, en esthétisme, au moins quelque temps, qu’elle tienne lieu de poésie, de tourisme et de vie sociale. – Mais surtout ces méditations donnent des convictions robustes, des habitudes intellectuelles. Elles font tenir compte essentiellement de la Révélation et de l’Eglise. Elles font établir pratiquement une hiérarchie des valeurs toute différente de celle du monde et modifient en conséquence l’esprit, la conscience, toute la personnalité. C’est un monde mystérieux, qui devient réel, dont on vit, qui s’incorpore à votre substance, qui ne vous lâche plus. Convictions, amours, tendances et volontés sont renouvelés par cet objet nouveau et prenant. Univers privé? Non, on le partage avec des millions de croyants, et il est vrai, prouvé, réel métaphysiquement et psychologiquement.- Mais très différent, il est vrai, de celui des incroyants. –
Après la méditation, que nous faisions dans notre cellule, nous allions tous les jours, obligatoirement, à la messe. Nous y continuions naturellement nos méditations, tout en essayant de couler nos pensées et nos émotions dans le moule liturgique. Il faut bien avouer, que cela ne me réussissait guère et que j’eu pris aisément mon parti, sans recevoir jamais le moindre reproche. Ma piété était décidément plus individualiste que sociale. Non pas que je n’associasse le monde entier à ma prière solitaire, mais spirituellement, non matériellement. La communauté qui m’entourait, le missel, livre de l’Eglise <59> et témoin du passé, les offices solennels, tout cela me laissait malheureusement assez froid. Il faut dire, que nous n’avions pas de cours de liturgie, que les offices étaient rares et peu soignés, que notre maître des novices[5] n’était pas particulièrement féru d’art sacré. Cependant plusieurs confrères adoraient la liturgie, s’arrangeaient pour la connaître admirablement, non sans une pointe de snobisme parfois, et personne ne leur faisait de reproche. Personnellement je concevais ou plutôt je vivais la messe, la communion et l’action de grâces comme une suite, comme le point culminant de la méditation. Celle-ci était une conversation avec Jésus-Christ lointain, comme celle de deux amoureux, dont l’un serait au balcon et l’autre dans la rue, la messe et la communion reprenaient cette même conversation, mais avec infiniment plus d’intimité, de profondeur. C’était le dialogue les yeux dans les yeux, le cœur à cœur, la fusion totale, l’assimilation. J’avoue que la sensibilité en tout cela a joué un rôle un peu hypertrophique, que le nombre des idées utilisées par moi n’étaient pas très grand, que la théologie n’était pas pour grand chose en tout cela. Mais est-ce un si grand mal? Beaucoup de chrétiens ne dépassent pas ce stade. Des saints authentiques ont fait de même. Il me semble à distance que ma vie religieuse d’alors étaient plus riche et plus réelle que celle que je mène aujourd’hui, où ma tête est farcie d’idées innombrables. Mais tout cela est abstrait, exsangue irrationnel. Alors tout était réel, coloré, chaud, vivant. Le Christ était mon compagnon, mon interlocuteur, mon partenaire de tous les instants. Je ne me lassais pas de m’entretenir avec lui ni de m’unir à lui. Heureux temps, où méditation, messe et communion, étaient merveilleusement unifiées et formaient un crescendo qui se terminais en apothéose réelle.
Après la messe quotidienne et obligatoire naturellement, nous allions déjeuner, faire notre chambre et un tour de parc. Il y avait un parc réputé pour ses essences d’arbres nombreuses et <60> rares. Chose curieuse, moi qui avais un tel culte de la nature, qui adorait tellement la forêt, je ne remarquai guère ces arbres. Décidément le monde intérieur à ce moment-là avec un tel relief, qu’il éclipsait tout le reste. C’était certainement exagéré et je vois maintenant que cela aurait pu devenir morbide. Heureusement que je fus arraché après dix-huit mois à cette vie trop tendue, tellement qu’elle eut des effets désastreux sur mes entrailles, provoquant une entérite aiguë qu’aucun médecin ne put guérir, mais que la vie extérieure, comme on le verra plus loin, fit disparaître rapidement.
Vers neuf heures nous avions la conférence quotidienne du P. Maître. C’était un morceau important. C’est là qu’on nous expliquait méthodiquement les principes de la vie religieuse en général et les formes particulières de cette vie dans la Compagnie de Jésus. C’était un commentaire plus pratique que doctrinat des Règles et Constitutions établies par Saint Ignace. Nous écoutions religieusement et mettions soigneusement au propre ces conférences que nous penserions garder toute notre vie. Nous les écoutions avec une attention religieuse, venant de l’importance qu’on y attachait et dont on avait su nous pénétrer. – La règle, en effet, est pour le religieux à la fois l’expression de la volonté de Dieu et donc une douceur et une sécurité, une forme privilégiée du sacrifice et de la pénitence, car elle oblige à de grands renoncements, une exposé de la spiritualité particulière qui est pratiquée dans son ordre, qui unifie les esprits, les cœurs et jusqu’aux sensibilités. Nullement tenus canoniquement, nous observions ces règles avec plus de scrupules que les jeunes scolastiques qui étudiaient dans la même maison et qui nous scandalisaient parfois par leurs manquements au silence et à la modestie. Nous ne savions pas, que ces jeunes gens nous regardaient parfois comme des Don Quichotte de la Règle et nous trouvaient une raideur un peu inhumaine. C’<61>est qu’effectivement la Règle était la Dame de nos pensées et ce sont les conférences matinales qui avaient fait lever, qui avaient nourri en nous cet amour chevaleresque. Rien ne pouvait nous détourner du service de cette dame. Notre fidélité était absolue et plein d’attentions. Nous observions la modestie des yeux au point d’ignorer les tableaux qui ornaient les murs, la pauvreté en utilisant les enveloppes des lettres reçues bien avant la pénurie du papier, l’exactitude mathématiquement. Et tout cela avec élan. C’est Pierre Lippert[6], qui raconte quelque part, que l’on ne se donne pleinement à une cause ou à une science, que si on la « personnalise », si on la traite comme une personne vivante, détachée de soi, que l’on peut admirer et servir. C’était le cas pour la Règle. Nous l’avions inconsciemment hypostasiée, sous l’influences des conférences et nous la traitions en conséquence. Nous savions par cœur un certain nombre de ces règles et nous parlions avec enthousiasme de celles qui demandent le pus d’héroïsme, d’abnégation, de la onzième et de la douzième en particulier, imposant la mortification en toutes choses et l’imitation du Christ humilié et crucifié. Il va sans dire que ces conférences, pleines d’expérience, contenaient beaucoup de lumière et de sagesse à côté de leur ardeur. Mais nous n’en retenions guère que l’ardeur. – Quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur. –
Après la conférence nous avions pendant une demi-heure des travaux manuels, balayage, jardinage, bricolage. Il s’agissait de rendre service, de nous délasser, de développer le sens pratique, de nous humilier aussi. Aujourd’hui on ajoute une demi-heure de gymnastique. Les anciens scouts et routiers qui entrent au noviciat ont besoin d’étirer leurs membres et de faire des exercices corporels pour maintenir leur santé. Nous aurions dû le faire aussi, car nous en avions besoin. Les travaux manuels n’y suppléaient pas, demandant en général assez peu de mouvement. Et nous trouvions moyen de les <62> transformer en méditation, balayant à Nazareth et cherchant de l’eau à la fontaine pour Notre-Dame, ou sciant du bois avec St. Joseph. La vie intérieure était trop tendue. L’épée chez plusieurs usait le fourreau. Il en était ainsi pour moi. Une entérite aiguë m’affaiblit entièrement. Je fus des mois sans en parler, heureux de souffrir. Je souffrais avec une véritable exaltation, me levant les quinze fois la nuit sans que jamais personne n’en sût rien. Et cela non par cachotterie ou manque de simplicité, mais par irréalisme, incapacité de juger de ces choses. Quand le Père maître connut la chose, il leva les yeux au ciel, me fit consulter plusieurs médecins, dont la science fut incapable de me guérir. C’est que la cause, la concentration excessive et trop continue, agissait toujours, plus forte que le charbon de Belloc, la graine de lin, les vins vieux, les viandes grillées, que l’on me faisait absorber. Quelques mois de plein air, on le verra plus loin, suffiront à me guérir, ce qui montre bien que c’était la contention, qui m’avait rendu malade. Il me semble maintenant, que l’on négligeait par trop le corps et ses besoins. Cela a changé depuis. On nous poussait aussi trop, on nous fanatisait sans le vouloir. Nous étions à un diapason de ferveur excessif, des fers rougis au feu.
Cependant on nous nourrissait très bien. Longtemps, à midi, au début de la guerre nous avions encore deux plats de viande. Les repas étaient copieux. Il est vrai qu’on lisait à table des livres historiques et spirituels. Ce n’était peut-être pas d’une hygiène parfaite. Mais c’est une vieille tradition monacale, consacrée par une règle de S. Ignace. ”Pendant que le corps prend sa nourriture, que l’âme ait aussi la sienne”. J’ai toujours été et suis encore incapable d’écouter cette lecture. Je crois que c’est surtout à cause du relief individuel de mes pensées personnelles et des images criardes qui encombrent toujours mon esprit. Elles foisonnent à ce moment, où je n’ai pas à parler, plus que jamais et acca<63>parent mon attention. Combien j’aurais pu apprendre de choses par les lectures depuis 30 ans que je suis religieux. Elles ont passé sur moi comme de l’eau sur un imperméable. D’autres que moi écoutaient et profitaient de ces livres lus au cliquetis des cuillers et des fourchettes.
Pendant le repas nous faisions aussi certaines pénitences traditionnelles, que l’on nous imposait pour une assiette cassé par inadvertance ou d’autres fredaines bien innocentes. Nous disions les prières les bras en croix, mangions à genoux devant une petite table bien en vue, allions mendier auprès des confrères le pain et le vin, baisions sous la table les pieds de la communauté. L’humiliation n’était réelle qu’au début. Bientôt l’accoutumance nivela comme le reste ces performances étranges, dans lesquelles nous mettions autant d’âme que possible. Cela ne réussissait pas toujours et parfois le rire fusait au milieu des pénitences.
Après le repas, matin et soir, c’était la récréation que nous prenions entre nous novices. Exceptionnellement nous avions « fusion » avec les Pères ou les Scholastiques. Habituellement on nous laissait. On savait bien que notre style à nous, moins naturel, plus flamboyant, plus laborieux jurerait à côté de celui des autres, que notre poésie souffrirait au contact de la prose des autres, que l’éclat de notre vertu risquerait même de se ternir, de perdre son duvet. Nous étions heureux entre nous, malgré notre petit nombre et nous nous promenions volontiers dans les belles allées du parc. Nous avions, malgré nos soutanes verdies, une allure tout à fait monacale. Les mains cachées dans nos manches, déambulant lentement tantôt à reculons et tantôt droit pour bien nous voir, nous vaquions à cette « conversatio spiritualis », qu’un célèbre tableau a représenté. Nous parlions de nos méditations et lectures, de nos projets spirituels, nous faisions de l’humilité « accrochée » nous calomniant nous-mêmes avec une sorte de rage et presque de volupté, nous nous livrions parfois à <64> des élévations brûlantes. Ce n’était pas, il faut le dire, du goût de tous. Il n’y avait pas unanimité parmi nous. Tel novice plus raisonnable – nous disions moins fervent – ou plus enjoué – nous disions moins intérieur – faisait dévier nos conversations vers des sujets plus terre-à-terre, racontait même des facéties, accrochait son esprit aux moindres incidents pour le faire étinceler. On voudra bien croire que le plus déluré de ce moinillons était encore très convenable à côté de ceux des fabliaux ou du Décaméron. Cependant nous étions parfois scandalisés, nous voilions la face. – Nous crûmes mêmes devoir fonder à un moment donné une ligue sécrète de conversations pieuses. Tel d’entre nous, à tel jour, devait, comme une habile maîtresse de maison, conduire le fil de la conversation et maintenir celle-ci dans les régions purement spirituelles. Les efforts faits pour cela étaient parfois si tendancieux et maladroits que c’était pitié. En vérité, il eut mieux valu que nous jouions à la balle au chasseur ou aux échasses, comme au temps où nous étions collégiens.
Nous le faisions du reste, le jour du grand congé où jeux et promenades étaient obligatoires. Nous en profitions même avec une fringale inconsciente qui prouvait nos besoins. C’est ainsi que nous avions une tendance à faire des promenades trop longues, trop rapides, vraiment imprudentes. Décidément l’équilibre est bien difficile à un novice.
Après la récréation nous avions, si je me souviens bien, lecture spirituelle, puis étude libre, et divers autres exercices assez semblables à ceux que j’ai mentionnés. Les trois demi-heures de lecture spirituelle étaient consacrées à la Perfection chrétienne de Rodriguez[7], à des vie de Notre Seigneur et commentaires d’évangile, à des vies de Saints. On avouera que ce choix était heureux dans l’ensemble. Les auteurs proprement mystiques ne nous étaient pas <65> donnés. On ne voulait pas nous exalter davantage et nourrir plus encore les illusions dont nous étions remplis. C’était fort sage. Du reste, plusieurs d’entre nous, avaient des états d’oraison, de contemplation dont les techniciens se demandent s’ils appartiennent à l’oraison infuse ou acquise. L’oraison de simple regard et de pure affection était le fait de plusieurs. Grâce à Dieu nous ne nous demandions pas si elle était mystique ou non. Si nous en faisions, de la mystique, c’était comme M. Jourdain[8] faisait de la prose. Et c’était beaucoup mieux. Il devrait en être ainsi pour la plupart des âmes, qui risquent autrement ou de tomber dans l’illusion et l’autosuggestion ou bien dans un narcissisme déplaisant ou dangereux qui risque d’ailleurs d’effaroucher et de mettre en fuite le Saint Esprit, si l’on ose dire. N’est-ce pas Amiel[9] qui écrit à propos de l’excès d’introspection, qu’il ne faut pas secouer certains buissons obscurs qui chantent, autrement ils ne chanteront plus.
Il faut mentionner aussi deux examens de conscience d’un quart d’heure chacun, à la fin de la matinée et de la soirée. On connaît le but et l’utilité de cet exercice trop décrié par certains spirituels un peu romantiques. Il consiste à regarder et à peser, sous le regard de Dieu, les actions libres, bonnes et mauvaises de la journée, pour remercier, regretter, amender. Comme un commerçant ou un industriel, on dresse un bilan et l’on fait un plan de campagne. Bien entendu en faisant toujours entrer dans ses prévisions la grâce de Dieu plus puissante que nos efforts personnels. L’utilité de cette pratique, qu’il est coutume d’appliquer successivement à des objectifs très limités, très particuliers, est évidente. Non seulement il permet d’éliminer certains défauts extérieurs fort peu sociaux, mais aussi de devenir un raisonnable et un volontaire au lieu d’un instinctif et d’un soliveau emporté par tous les courants. Il permet aussi d’acquérir méthodiquement des habitudes intérieures et extérieurs du plus haut prix pour la grâce de Dieu et le bien des âmes. Son écueil pourrait être un excès d’analyse tueuse de spontanéité et d’abandon et un excès de confiance <66> en soi et dans les méthodes humaines qui pourrait friser le pélagianisme. Mais greffé sur une forte oraison théo- et christocentrique l’examen particulier n’a que des avantages. Je suis persuadé que si les Jésuites sont généralement si maîtres d’eux, si équilibrés, si sages, hommes d’action si lucides et si dynamiques à la fois, c’est en partie à leur habitude de l’élection et de l’examen de conscience qu’ils le doivent.
Nous autres petits novices, nous étions encore fort instinctifs, inconscients, sentimentaux et par-dessus le marché cousus de défauts. Mais nous faisions passionnément notre examen. Comme Benjamin Franklin[10], nous avions soin de sérier nos attaques fougueuses. D’abord c’était l’extérieur qu’il fallait composer: regarder droit devant soi, marcher d’un pas égal, ne pas tenir les mains derrière le dos. Les règles de modestie de St. Ignace nous traçaient le chemin à cet égard. Nous dépassions bien parfois le but, devenant rigides, figés à force de nous surveiller et de nous corriger. Mais on voudra bien croire que les vers de Lafontaine restaient vrais pour nous et que le naturel, chassé par la porte, revenait plus d’une fois par la fenêtre.
Oui, nous le faisions consciencieusement, notre examen, particulier et général. Toute la journée – nous n’avions que cela à faire, nous fixions l’objectif à emporter de haute lutte et le soir, en marquant les résultats, dans de petits carnets ad hoc, nous frémissions souvent devant nos bulletins de victoire. Je ferai remarquer que dans nos efforts ascétiques, nous nous inspirions sans le savoir, de la méthode adlérienne, appelé différentielle, appliquée a la combat spirituel par le psychologue de Prague Lindworsky[11]. On sait peut-être qu’Adler, disciple dissident de Freud, prétend que notre personnalité et notre vie intérieure sont conditionnées et colorées par notre avenir plus que par notre passé, par le désir de nous faire valoir plus que par des complexes, fruits de la lutte subconsciente. Voilà pourquoi d’après lui l’ascèse inspirée par un grand amour pour une cause ou <67> une personne, par un idéal concret, riche, flambant, est beaucoup plus efficace pour transformer quelqu’un que la pure répétition d’actes mécaniques sans perspectives. La clef de voûte de nos efforts à nous c’était notre idéal christocentrique, sans cesse rafraîchi dans nos méditations. Imiter le Christ, considéré surtout comme chef et sauveur d’âmes, était la grande idée directrice de notre vie. Elle informait, canalisait, animait nos modestes efforts ascétiques et mettait dans ces petites choses, avec une grande idée et un grand amour, un dynamisme qui portait ses fruits. Il y avait bien un peu de mirage en cela encore. Enfançons, nous combattions le vieil homme. Sans savoir encore ce qui est à l’homme mûr, avoir, aimer, régir, nous nous entraînions à la pauvreté, à la chasteté, à l’obéissance. Bien sûr, nous n’étions pas, faute d’avoir vécu, ce que nous croyions être et nous combattions parfois des moulins à vent, nous aussi. Mais est-ce si mal? En tout cas nous apprenions à manier les armes avec lesquels plus tard nous terrasserions des ennemis plus redoutables. -
L’examen de conscience, précédé de la préparation de la méditation, clôturait notre journée de noviciat. Après cela, nous quittions nos soutanes, mais avant de nous glisser sous nos draps, au signal donné trois ou quatre fois la semaine par l’admoniteur, nous dénudions nos épaules et leur appliquions, au moyen d’une discipline en cordes nouées, une flagellation durant le temps de réciter l’Ave Maria. Cet exercice moyen-âgeux, effrayait un peu au début puis devenait la proie de l’accoutumance. Je remarquai d’ailleurs que contrairement à ce qu’on pourrait penser, il était moins douloureux au début que plus tard. – Parce qu’au début, la ferveur avec laquelle on s’y livrait, en exaspérant la sensibilité de dedans émoussait celle du dehors. Les mystiques en extase sont insensibles à la brûlure d’une bougie. – Un novice très fervent, très tendu intérieurement supporte facilement trente coups de discipline. Quand il est <68> apaisé, froid ou tiède, c’est autre chose et il faut alors beaucoup de courage pour maintenir cet exercice. J’eus l’astuce, avant de procéder à ce travail, de m’émouvoir, de m’étourdir par des pensées religieuses avant de me jeter à l’eau. Non seulement pour spiritualiser le geste, mais pour amortir la souffrance. C’était inconscient, mais réel, je crois. La loyauté m’oblige à dire que parfois, au lieu de faire souffrir, ces flagellations produisaient je ne sais quel plaisir trouble. – Début larvé de masochisme, qui existerait germinalement chez tout le monde. Je ne sais. – Mais d’ordinaire la discipline était pénible. Nous portions aussi des chaînes de fer fortement serrés autour des cuisses ou des bras. Elles étaient garnies de pointes. C’était pénible et énervant de les porter. Tel d’entre nous traînait nettement la jambe quand elle était ainsi bardée de fer et provoquait des sourires discrets.
Ces performances ne jouaient pas un grand rôle dans notre vie. On nous habituait à attacher plus d’importance aux mortifications intérieures. Elles avaient leur prix, soit comme exercice d’énergie, d’endurcissement, soit comme sauvegarde de la chasteté. Au moins pour plus tard. L’atmosphère où nous vivions était naturellement pure et tellement spirituelle, que les difficultés sexuelles étaient rares. Personnellement je n’en avais pas, ayant cependant, comme tout jeune homme, eu à lutter à cet égard avant et après. Il faut bien dire que l’idée freudienne de la sublimation trouve en ce fait une justification. Nous vivions passionnément, sans aucun doute. – Notre ardeur était extrême. – Nous nagions dans la consolation. Tout cela absorbait nos puissances sentimentales. Il n’y avait plus de place pour autre chose. Les instincts inférieurs, nullement éteints, étaient transposés, sublimés et se nourrissaient, si l’on peut dire, d’esprit au lieu de matière.
<69> Telle était chacune des journées du novice jésuite. Du moins la journée type. Car le dimanche était un peu différent, ainsi que le jeudi, jour de congé, où l’on faisait deux promenades, matin et soir. On avouera que spirituellement parlant ces journées avaient de la valeur et que le jeune homme qui a vécu deux ans dans ce style a fait quelque chose pour sa formation morale. On trouvera cependant peut-être que cette formation est trop exclusivement intérieure, spirituelle et un peu irréelle, qu’elle semble plus apte à faire des contemplatifs que des hommes d’action, qu’elle étonne par son absence de réalisme chez un Ignace de Loyola si réputé pour son génie pratique et son savoir-faire et si opposée à l’image classique du Jésuite cherchant la puissance par le mystère, mais aussi par l’organisation, la diplomatie, la psychologie. C’est qu’on oublie un côté du noviciat et portant singulièrement la marque d’Ignace de Loyola, portant même la date, sans doute légèrement suranné dans la lettre, mais nullement dans l’esprit. Ce sont les expériments, qui font partie intégrante du noviciat jésuite et lui donnent une vraie originalité. En principe ils durent tous un mois au moins, pour qu’ils aient le temps de donner tous leurs fruits.
Le premier est tout à fait dans la ligne spirituelle. C’est la grande retraite de trente jours. Pendant un mois, entièrement silencieux, les novices réfléchissent, prient, prennent des résolutions. Cinq méditations d’une heure, dont une de minuit à une heure pour les plus vaillants, tous les jours leur permettent de faire intégralement les exercices spirituels de leur saint fondateur. On connaît trop ces exercices, vulgarisés de toute manière, recommandés par les Saints Pères, pour qu’il soit utile ici de les analyser. On sait qu’elles sont divisés en quatre semaines, contiennent à la fois les idées et les méthodes principales capables de faire faire du progrès spirituel, que leur but premier est d’aider à trouver la volonté de Dieu, de réformer sa vie et de choisir un état qui puisse glorifier Dieu. On sait aussi, bien qu’on ait parfois écrit le contraire, que ces exercices sont tous baignés dans la prière, la grâce de Dieu, l’amour éperdu de Jésus-Christ, qu’ils n’ont rien de pélagien ou d’ascétiste. Mais on sait aussi, que le petit livre d’Ignace est un canevas, dont l’originalité n’est que relative, auquel on peut ne pas trouver la marque du génie, qui est sec et peu nuancé en lui-même, mais que Dieu a visiblement béni d’abord et duquel une nuée d’exégètes et de scoliastes ont tiré une doctrine spiri<70>tuelle, qui s’y trouve peut-être virtuellement, mais que l’auteur n’avait certainement pas mesurée. Il y a dans la compagnie aussi des traditions orales du plus haut prix et une sorte de charisme pour donner les exercices. Voilà pourquoi il faut les avoir fait entièrement pour les comprendre et les avoir fait dans la compagnie pour en tirer toute la moelle. Avec les enrichissements reçus au cours des âges ils contiennent vraiment la quintessence de la spiritualité ignatienne, vraiment théocentrique et christocentrique. Le mois de la grande retraite fait sans doute davantage pour l’assimilation du véritable esprit de Saint Ignace que les 23 autres mois passés au noviciat. La retraite, qui n’est pas un jeu, mais un combat avec soi-même, avec l’Ange et avec Dieu, qui n’est pas spéculation ou théorie, mais vie et pratique, qui fait s’ouvrir l’âme à la grâce comme le nénuphar se tend et s’offre au baiser du soleil, la grande retraite est exténuante et béatifiante, douce et rude à la fois. Elle est une expérience religieuse au plus haut point, que de petites recettes traditionnelles, remontant à Saint Ignace, favorisent, mais ne créent point, une expérience que Dieu donne à tous ceux, qui sont généreux et se donnent eux-mêmes, une expérience dont nous gardons tous le souvenir ému que Moise a dû garder de son contact avec Dieu sur le Mont Sinaï.
Mais l’expériment de la retraite n’est pas apte à donner le sens du concret et du réel caractéristique des fils d’Ignace. Ce sont les autres expériments qui doivent le donner. Celui de la cuisine d’abord. Pendant un mois je suis allé, comme les autres, matin et soire dans la grande cuisine voûtée du château. Le frère cuisinier, que nous devions alors considérer comme supérieur, nous associait d’une manière parfois un peu moqueuse à son travail. C’est que de ce temps-là nous n’étions pas d’anciens scouts ou jécistes[12], habitués au camping et férus d’art culinaire. Un novice, devenu provincial depuis, n’avait-il pas demandé au frère qui l’envoyait laver les pommes de terre « du savon et une brosse ». On comprend la douce ironie qu’inspiraient au maître-queue des aides pareils. Nous faisions de notre mieux, lavions, coupions le bois, tournions parfois les sauces. En tout cas nous prenions conscience du travail technique et fatigant qu’il y a dans une cuisine, des dépenses faites, de l’art d’accommoder les restes. De futurs ministres ou économes y prenaient du <71> coup d’œil. Bref nous redescendions sur terre et nous devenions réalistes.
Le mois passé chez les petites sœurs des pauvres[13] avait le même but et le même résultat. On sait qu’Ignace et Xavier avaient l’habitude, durant les pérégrinations, de descendre à l’hôpital, d’y soigner les malades et de manger leurs restes. On sait aussi quel héroisme François Xavier a pratiqué à cette occasion. Nous n’allions pas jusqu’à baiser les plaies purulentes des vieux et des vieilles que nous servions. Les petites sœurs, qui savaient notre ferveur, avaient mission de contenir notre zèle dans des limites raisonnables. Mais elles avaient mission aussi de nous humilier et de nous mettre « in medias res ». Elles n’y manquaient. Une certaine sœur Félicité, à laquelle les jeunes Pères étaient particulièrement confiés, savait nous faire « marcher ». Laver les carreaux de fenêtre, balayer les salles, faire les lits, distribuer la nourriture, cela ne paraît guère héroïque. Mais quand on connaît les manies, les tics, l’esprit querelleur, l’égoïsme foncier de la plupart des vieux et des vieilles soignés par les petites sœurs, on comprendra que le mois passé dans leur maison était vraiment un bain de réalisme et de sacrifice. Nous étions trop jeunes, trop purs et trop naïfs pour interpréter parfaitement les cicatrices morales que la vie rude et souvent coupable avait faites à ces pauvres âmes. Nous en devinions tout de même quelque chose. En voyant les tiroirs de ces bons vieux transformés en musées où leur avarice avait entassé les objets les plus hétéroclites, nous nous doutions que notre vœu de pauvreté pourrait un jour nous demander des sacrifices. En entendant les disputes aigres, éclatantes, nourries par la jalousie, la violence et toutes sortes d’autres passions que ces âmes primitives avaient laissé foisonner librement durant toute une vie, nous comprenions ce que pouvait faire de nous tel défaut et la nécessité de l’ascétisme. Et quand nous faisions un peu de catéchisme, nous pouvions mesurer l’abîme d’ignorance religieuse et d’indifférence spirituelle dans lequel ces pauvres âmes étaient plongées. Cela alimentait de manière concrète et réaliste notre zèle apostolique.
L’expériment de pèlerinage, le plus hardi et le plus pittoresque, surpasse en valeur réaliste les autres. Je dois dire que je ne l’ai pas fait. C’était la guerre. Les frontières étaient fermées. Il était donc impossible de voyager. L’expériment consiste à lancer hardiment les novices sur les grandes routes, deux par deux, sans argent de poche – sine calce – comme les disciples du Sauveur, avec la mission de rejoindre à pied, en mendiant surtout dans les presbytères, un pèlerinage <72> éloigné de 150 à 200 kilomètres et plus. Bref, comme Benoît Labre[14], Humilis[15] ou Saint Alexis[16], on vagabondait pendant un mois pieusement. Il faut dire que les étapes étaient marquées à l’avance dans des enveloppes qu’il fallait ouvrir chaque matin. Elles étaient souvent combinées de manière à faire échouer les deux pèlerins dans tel presbytère hospitalier ou telle communauté religieuse. Mais il y avait des imprévus. Le curé parfois se payait la tête des deux jeunes Pères, les faisait prêcher à l’improviste pendant le mois de Marie, les faisait coucher sur la dure, sous prétexte d’entrer dans la pensée du saint fondateur. Il est arrivé aussi que les gendarmes les ont arrêtés comme espions. Les deux compagnons commandaient à tour de rôle. Leurs caractères ne s’harmonisaient pas toujours parfaitement. Le P. Maître, qui aimaient les contrastes, en provoquait malicieusement ou plutôt pédagogiquement dans ces couples éphémères. La cohabitation de 4 semaines leur donnait de quoi comprendre les difficultés de la vie commune, mais davantage encore la grande aventure du mariage, où le vis-à-vis reste le même pendant toute la vie et l’éternité. – Je ne connais cet expériment que par mes anciens qui en parlaient avec un enthousiasme, qui nous faisait venir l’eau à la bouche et maudire la guerre, qui nous en privait. Nous voyions bien qu’on aimait cette randonnée, peut-être tout de même, inconsciemment, parce que l’habitude n’avait pas encore endormi tout à fait nos jeunes libertés ni étouffé le goût des aventures qui sommeille en tout homme. Il faut dire que depuis 50 ans on a diminué la valeur de cet expériment, en le préparant trop. Je le regrette pour moi. Fait dans l’esprit du fondateur, à la manière de François Xavier[17] dans les Indes ou de François d’Assise[18] en Ombrie, il me semble capable de faire le plus grand bien. – Non seulement il développe la légendaire « débrouillardise » du jésuite, mais sa confiance à la providence, le goût du risque et lui fait goûter la poésie des improvisations et des imprévus.
Un dernier expériment de valeur est celui du catéchisme. Le dimanche et le jeudi nous allions, deux par deux encore, dans les paroisses voisines, soit pour faire jouer les enfants dans les patronages, soit pour les instruire de notre mieux. C’etait l’apprentissage du métier de professeur et de catéchète que j’aurais à exercer si longtemps. Nous nous rendions <73> bien compte, en monnayant la doctrine à ces petits, que nos envols mystiques étaient bien un peu subjectifs et qu’il fallait quelque chose de plus pratique et de plus concret pour nourrir de jeunes esprits. Nous étions souvent bien malhabiles, peu adaptés à la psychologie enfantine. D’avoir à tenir compte de celle-ci au milieu de nos préoccupations spirituelles personnelles, d’avoir à descendre sur terre en faisant de l’humble apostolat ou les échecs n’étaient pas rares, était aussi une bonne leçon de réalisme.-
Le lecteur a maintenant en mains les éléments humains principaux pour répondre à la question du début: Quelle est l’initiation à la vie religieuse et jésuitique. Peut-être aura-t-il été déçu. Rien de machiavélique, rien de mystérieux en cela. Rien non plus du caporalisme, du militarisme rigide qu’on prête aux disciples d’Ignace de Loyola. En somme une formation sage, inspirée par une saine psychologie. Un dosage heureux de théorie et de pratique et si l’on veut de mystique et de réalisme, d’ancien diront de Don Quichotte et de Sancho Panca. Chez la moyenne des novices de mon temps, c’est l’élément mystique qui l’emportait, jusqu’à produire un léger déséquilibre que la vie aura vite fait de corriger.
Mais il faut ajouter à tout cela des éléments surnaturels. La grâce de Dieu saisit puissamment les jeunes religieux et les façonne en même temps que la méthode à laquelle ils sont soumis. Chez quelques-uns cette emprise de la grâce était remarquable et produisait des transformations profondes et durables. Mais la grâce échappe à nos analyses. Nous n’avons pas d’instruments capables de la déceler à coup sûr. Mais le novice croit en elle. Il lui attribue évidemment des effets ayant d’autres causes. Mais peut-on exagérer son action douce, discrète, puissante?
Il faudrait ajouter aussi l’influence humaine du maître des novices et de son socius[19]. Ce sont généralement des hommes ayant exercé des charges diverses dans leur institut, ayant donc une valeur naturelle et surnaturelle au-dessus de la moyenne, ayant de l’expérience, du doigté, de la psychologie. Leur rôle est d’éclairer, de stimuler, de freiner aussi et de consoler. Le <74> Père Maître qui dirigeait nos efforts, je l’ai dit, était tout de feu, mais d’un feu qui réchauffait plus qu’il n’éclairait. Il nous emballait plus qu’il ne nous instruisait. Mais le socius, excellent théologien, le complétait de son mieux.
Ce noviciat dure normalement trois ans, dont deux au début et un au terme de la formation. En fait, il dure douze à quinze ans, de 17 à 35 ans, mais avec plus d’intensité au début et à la fin. Je puis assurer que je fus profondément heureux au noviciat et que je vis aujourd’hui encore des idées et surtout des habitudes que j’y ai puisées. Personne ne comprendra la compagnie de Jésus, s’il n’étudie son noviciat.
Je dus – hélas – le quitter avant la fin des deux ans. Au cours de l’année 1916, repéré par les autorités allemandes à cause d’une maladresse de mon Supérieur, je dus me présenter à Tournai pour un conseil de révision. Très affaibli par mon entérite, ne pesant pas cinquante kilos, je fus pris bon pour le service armé. C’était l’époque où l’armée du Kronprinz se ruait sur Verdun et se faisait anéantir par l’artillerie de Pétain[20]. Comme au moment où j’écris ces lignes (février 1944), les Allemands ramassaient tout le monde. Ce n’est qu’en septembre, le jour symbolique de Notre-Dame des sept douleurs que je reçus ma feuille de route pour Eschweiler près d’Aix-la-Chapelle. J’étais versé dans un régiment d’infanterie, dont j’ai oublié le numéro. Ce fut un effondrement. Mes sentiments français étaient sincèrement à l’unisson de ceux de mes conovices. J’étais parfaitement assimilé. – Tout le monde me croyait Lorrain et non pas Sarrois. – Avant de partir, je fis suivant la coutume, mea culpa au réfectoire. Je pleurai comme un enfant en le faisant. Puis ce furent les recommandations du Maître des novices. Il me révéla, pour protéger ma vertu, les réalités tristes de la vie, que j’ignorais absolument. Je fus atterré, mais non pas inquiet pour moi. – Et une fois de plus, résigné mais non joyeux, je m’élançai vers un avenir sombre et peut-être sanglant.
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5. Au service de l’Allemagne dans la Première Guerre Mondiale
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[1] Pseudonym für Dieudonnée Marie Isabelle Fourcade, 1884-1975. Einer ihrer Romane: Les soutanes vertes, 1927.
[2] Charles de Gaulle, 1890-1970.
[3] Anna Katharina Emmerick, 1774-1824.
[4] John Henry Newman, 1801-1890.
[5] Gilbert Josson, Auskunft Robert Bonfils 24.02.2006, Archives Jésuites, Vanves.
[6] Peter Lippert, Jesuit, Schriftsteller, 1879-1936.
[7] Alonso Rodriguez, 1531-1617.
[8] Figur von Molière, Bourgeois gentilhomme.
[9] Henri-Frédéric Amiel, 1821-1881.
[10] 1706-1790.
[11] Johannes Lindworsky, 1875-1939.
[12] Jéciste von J.E.C. abgeleitet = Jeunesse Etudiante Catholique, Studierende katholische Jugend.
[13] Petites sœurs des pauvres: Jeanne Jugan gehörte zu den Gründern der Kongregation im Jahre 1842.
[14] 1748-1783.
[15] Humilis (Lukas Antonius) Pirozzo, 1582-1637, italienischer Mystiker.
[16] Ca. 1200-1310.
[17] 1506-1552, erster katholischer Missionar in Indien.
[18] 1182-1226.
[19] Emile Bouvy.
[20] Philippe Pétain, 1856-1951.
Mittwoch 12. Januar 2022 um 23:45
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