École apostolique
3. École Apostolique d’Amiens exilée à Thieu (Belgique)
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Chapitre II
Apostolique
L’école où j’allais faire mes études secondaires a connu récemment les honneurs de la publicité. Deux de ses anciens élèves qui ne persévérèrent pas dans leur vocation sacerdotale mais lui restèrent reconnaissants l’un et l’autre, la lui firent d’une manière inégalement heureuse. Le premier est M. André Billy[1], naguère candidat malheureux à l’Académie Goncourt[2]. Il est l’auteur d’un certain nombre de romans soi-disant historiques, où la fantaisie occupe beaucoup plus de place que l’histoire. Son malheur me paraît être qu’il vit de sa plume, ce qui est une condition lamentable pour écrire et qui devrait disparaître de nos mœurs. Elle pousse naturellement à faire flèche de tout bois et fait transformer les incidents les plus innocents ou ceux qui devraient rester dans l’ombre des archives ou des cœurs en matière romanesque. On sait que dans « Introibo »[3] M. Billy a romancé de la sorte la lamentable épisode de l’épiscopat de Mgr. Le Nordez[4] à Dijon. C’est fort déplaisant. Ayant eu moi-même entre les mains tout le dossier de cette triste affaire, je puis affirmer que son interprétation est souvent inexacte.
Dans l’«Approbaniste»[5], qui fit sensation il y a quelques années, et qui est, sans le vouloir peut-être, de la même veine que l’«Empreinte»[6] d’Edouard Estaunié[7], l’auteur évoque les quelques années qu’il passa à l’école apostolique tenue par les Pères Jésuites de la province de Champagne[8], et qui était accolée alors au Collège de la Providence à Amiens. Son livre est roman plus qu’histoire. Il blesse au cœur certains Pères, dont leur ancien élève – ingrat à leurs yeux – traçait la silhouette par trop caricaturale. Je sais que l’auteur fut étonné et peiné par cet effet produit par son œuvre. Sa déformation professionnelle d’homme de lettre lui a fait perdre la notion et surtout le sens de certaines délicatesses. Ceux qui l’ont connu à l’école récusent du reste son témoignage. Il y a passé trop peu de temps, a vécu en infirmerie plus qu’en classe, à la chapelle ou en cours de récréation. Il n’a donc pas été saisi par la véritable <28> ambiance de la maison, n’a pas participé à son élan spirituel et missionnaire, n’a pas été façonné profondément par elle. Mais surtout l’optique du romancier et la distance lui ont fait déformer incidents, atmosphère, personnages. Malgré cela, qui sait faire le part des choses trouvera dans ce livre âprement discuté un bel hommage rendu à une école qui n’a pas fait que des missionnaires de la brousse mais encore des humanistes.
M. Pierre Messiaen[9] est peut-être le meilleur connaisseur de Shakespeare que nous ayons en France. Il vient de publier une traduction des comédies et des tragédies du Grand Anglais, qui allie la science et la fidélité à l’élégance et à la poésie. Lui aussi est ancien élève de notre école apostolique. Il a récemment publié dans Construire ses souvenirs sur ses anciens maîtres[10] qui furent en partie les mêmes que ceux de M. Billy. Son ton à lui est beaucoup plus juste, si son style est aussi fin et aussi savoureux. Resté fidèle à l’idéal religieux de son enfance il a naturellement plus d’antennes pour les réalités spirituelles. Je souhaite vivement qu’il recueille bientôt en volume ces mémoires.
Il est une autre gloire de l’école apostolique d’Amiens, gloire mondiale celle-là qui va en grandissant tous les ans. C’est celle du Père Jon Svensson[11], le prestigieux conteur islandais, le créateur inoubliable de Nouni et de Manni, celui que Paul Bourget[12] considérait comme le conteur le plus miraculeux de notre temps. En effet, ses livres d’aventures, traduits dans toutes les langues, sont palpitants en même temps qu’éducateurs et tonifiants au suprême degré. N’est-ce pas lui qui il y a quelques années, en débarquent dans son île après vingt ans d’absence, se vit présenter une belle jeune fille par son père qui ajoutait qu’elle devait la vie à l’écrivain. Celui-ci ne comprenant pas, apprit avec plaisir que condamnée par les médecins, mourant de consomption et d’inédie, cette enfant avait été rattachée à la vie par la lecture de Nouni et <29> Manni, qui l’enthousiasma tellement qu’elle voulut connaître la suite et fut bien contrainte de s’alimenter pour cela.
Le P. Svensson, Jésuite appartenant à la province allemande dont dépendent les missions scandinaves, a fait ses études secondaires à l’école apostolique d’Amiens avec son délicieux frère Manni, mort jeune. Arrivé là-bas comme protestant, il devint catholique avant la fin de ses études et voulut naturellement être missionnaire dans les pays du Nord. Il parle à la perfection toutes les langues d’Europe, écrit plus volontiers en allemand, mais a une prédilection pour le français qu’il manie très bien et dans lequel il nous a raconté plus d’une fois des histoires qu’il tirait, à notre choix, du sac blanc, du sac noir et du sac rouge. Les premières, on l’a deviné, était drôlatiques, les secondes lugubres, les troisièmes sanglantes. Ce sont ces dernières qui avaient nos préférences.
Le P. Svensson a écrit déjà en allemand le fragment de ses mémoires évoquant son passage à Amiens. Les pages, à ma connaissance, n’ont pas encore été traduites en français. Elles sont pleines d’admiration, de reconnaissance, de déférence pour une école qui lui a fait trouver d’aussi grandes choses que la France, la foi catholique, la vocation religieuse.
On le voit, l’école où j’allais entrer, avait sa gloire, moins éclatante peut-être que celle du collège d’Eton, où tous les grands Anglais ont fait leurs humanités, ou que la Rue des Postes, pépinière de généraux et de maréchaux. Du reste les trois écrivains que j’ai mentionnés ne sont pas les seules ni même les plus solides illustrations de la maison dont je parle. Un certain nombre d’évêques missionnaires, des généraux d’ordre, des exégètes, des historiens, des théologiens, des prédicateurs en vogue, des missionnaires prestigieux en sont également issus, témoignant de sa remarquable fécondité. Si elle n’est pas plus connue, c’est qu’elle fait profession d’humilité et de modestie, beaucoup trop à mon gré.
Avant de narrer mes aventures intellectuelles et spirituelles dans <30> mon nouveau milieu, je dirai brièvement, appuyé sur mon expérience personnelle, quelle est l’originalité, l’idiosyncrasie de cette maison qui me paraît ne ressembler à aucune autre. Notons qu’il y en a quatre du même type en France, dans chacune des provinces de la Compagnie de Jésus[13]. Fondées il y a un siècle environ par le P. de Foresta[14] à Avignon, elles n’ont pas toujours gardé la même vitalité. Celle qui m’a élevé était sans conteste, il y a trente ans, la plus vivante. Il est vrai qu’en parlant d’elle, je dois faire le part de cette transfiguration que l’amour fait subir aux choses. L’amour aveugle, selon certains. N’est-il pas plus vrai de dire qu’il fait découvrir, qu’il donne des yeux nouveaux pour voir des réalités cachées. Ex igne, lux. C’est le feu de l’amour qui par sa chaleur donne la lumière.
Nous appelions volontiers mère notre école et la chantions comme telle. C’est d’ailleurs traditionnel dans le Quartier Latin. L’Alma Mater est partout synonyme d’université. Eh bien! en scrutant à distance le visage de cette mère aimée je découvre comme premier trait de sa physionomie morale l’universalité. Dans le recrutement d’abord. Nous étions une centaine d’enfants de mon temps. Il y avait surtout des Alsaciens, espèce bruyante qui donnait le ton, des Lorrains, des gas du Nord et de Champagne, mais aussi des Suisses, des Luxembourgeois, des Sarrois, même quelques Rhénans. Cela faisait une ambiance bariolée, élargissante et pittoresque. Mais il y avait une autre sorte d’universalité, plus rare et plus admirée. C’est que ces enfants n’étaient nullement réservés à l’ordre dont faisaient partie leurs maîtres, mais pouvaient choisir librement la congrégation où ils voulaient entrer, pourvu qu’elle envoyât des sujets aux missions. Et cette liberté n’est pas un vain mot. Parmi mes anciens condisciples il y a des Dominicains, des Trappistes, des Rédemptoristes, des Oblats, des Franciscains et des Capucins. Il y a peu d’ordres ou de congrégations qui n’aient pas reçu l’une ou l’autre plante de cette pépinière. L’école était ouverte à tous les missionnaires qui passaient dans les environs et dont les <31> conférences très nombreuses sont un des éléments essentiels de la formation. Les bons Pères, naturellement, se préoccupaient tous de la relève et du recrutement de leur congrégation. Il y en a qui pour attirer notre jeunesse enthousiaste employaient des moyens qui s’apparentaient à ceux de L’illustre Gaudissart[15], l’étourdissant commis-voyageur de Balzac[16].
Mais comme nous n’étions pas du midi, ces méthodes produisaient plutôt le contraire du résultat escompté. Tel missionnaire réussissait cependant à créer un courant en faveur de son champ d’apostolat et de son association religieuse. Comme les courants telluriques, ceux-ci changeaient, souvent sans cause assignable, et favorisaient tantôt l’Afrique, tantôt la Chine, tantôt le Maduré. Il reste qu’il y avait liberté réelle dans l’orientation. Les maîtres éclairaient parfois cette jeune liberté. Jamais ils ne pesaient réellement sur elle. L’auteur de l’Empreinte resterait sans doute sceptique devant cette affirmation. Elle correspond cependant à la stricte vérité.
Il est évident que cette double universalité, dont l’influence était quotidienne, produisait naturellement dans nos esprits et dans nos cœurs cette mentalité catholique, qui naquit le jour de la Pentecôte et qui est la note principale de l’Eglise.
Comme second trait du visage de mon école je découvre son humanisme. Aujourd’hui dans nos collèges et nos lycées on fait de l’encyclopédisme. On apprend aux enfants les rudiments de toutes les sciences, on ne forme ni leur esprit, ni leur goût, ni leur cœur. Hantés avec leur famille par le baccalauréat, ces pauvres enfants sont bien contraints à ne faire usage que du muscle de la mémoire, dont ils jouent supérieurement, avec le copiage, pour réussir aux examens. Sans rien faire passer dans leur chair et leur sang, ils gardent suffisamment de mots, de dates et de notes dans leur estomac blasé pour en dégorger le jour du bachot la quantité exigée. Aucune harmonie, aucune profondeur, aucune joie dans cette enseignement, où règne irrémédiablent la matière au lieu de l’esprit. J’y reviendrai, car moi aussi – hélas!, j’ai fait des bacheliers.[17]
A l’école apostolique, on renonce joyeusement au baccalauréat. <32> On pense que dans la brousse africaine ou les glaces polaires le missionnaire se passe aisément du parchemin. Mais on ne fait pas pour autant des études classiques au rabais. C’est le contraire qui est vrai. Les maîtres, formés à l’école du Ratio Studiorum, y ont la chance unique de pouvoir l’appliquer librement, longuement. Ils ne s’en privent pas. La prélection latine et grecque faite avec amour, science et finesse, les concertations et les sabbatines, l’émulation à haute dose avec des combats à mort sanglants, les vers latins et les discours latins, le théâtre si formateur, toutes ces vieilles méthodes sont employées à l’école apostolique. Le résultat? C’est que les élèves savent vraiment du latin et du grec et du français et que la fréquentation assidue et aimée – versate diu, versate noctu – des meilleurs textes écrits dans ces langues développent en eux la logique, la clarté, l’élégance, mais aussi la vigueur, le goût, la profondeur. Naguère le P. Doncoeur[18], impressionné lui aussi par les méfaits du baccalauréat, proposait de fonder un collège, d’où il serait proscrit, où l’on ferait de l’humanisme sans plus, quitte à trouver aux élèves ainsi formés des places dans la vie correspondant à leur valeur sans nécessiter le parchemin. Le collège existe et j’atteste, sans pouvoir le prouver ici, qu’il produit les fruits escomptés.
Langues vivantes, sciences exactes, sans être négligées absolument, obtiennent la portion congrue. Cela paraît regrettable à première vue, le missionnaire devant souvent se doubler d’un linguiste, d’un architecte. On refuse d’envisager à l’école cet aspect pragmatique des choses. On veut former des hommes capables d’apprendre et d’agir plutôt que des encyclopédistes. L’expérience montre qu’on a raison. Ces jeunes gens, nourris de moelle de lion, ont vite fait quand c’est nécessaire, d’acquérir les connaissances positives dont ils ont besoin. Leurs fortes études classiques les préparent admirablement aux sciences sacrées, dans lesquels plusieurs sont devenus éminents. Elles développent en eux un équilibre supérieur, un réalisme spirituel, un sens des idées et de la forme <33> qui rendent les plus grands services dans la vie. N’est-ce pas là le véritable humanisme?
Le troisième trait caractéristique de l’école apostolique est sa mystique missionnaire. Dans une mystique, il y a du rationnel et de l’irrationnel, une vue de l’esprit et un élan du cœur. Il y a un idéal conçu avec plus ou moins de clarté, considéré délibérément sous ses aspects vastes, panoramiques, exaltants. Il y a un dynamisme aussi puissant que celui de la passion, fruit de l’habitude, mais plus libre dans son itinéraire vers le but aimé. Ce élan, accompagné de l’enthousiasme ou de l’amour qui donnent des ailes, exalte le psychisme sous toutes ses formes et lui fait rendre son maximum. On sait que l’une des acquisitions de la psychologie différentielle d’Adler[19] et de son école est d’avoir montré que l’intensité des actions produites sous l’influence d’une mystique est mille fois plus grande que la répétition des actes destinées à la créer. La même école a montré l’influence de cet idéal aimé sur le caractère, qui proviendrait ainsi de l’avenir imaginé et aimé plus que du passé même héréditaire.
Je ne connais pas de plus bel exemple de pure mystique que celle que j’ai vécue et vu vivre à l’école apostolique. Nourrie par les conférences des missionnaires qui passaient, par les lettres des anciens qui écrivaient de la brousse, par les lectures au réfectoire, par les exhortations des Pères dans toutes les circonstances, par le théâtre et les autres loisirs qui avaient toujours une saveur de brousse, par nos conversations surtout qui étaient presque toujours des anticipations ultra-colorées et souvent romantiques, par la prédication et le catéchisme enfin qui tendaient à nous donner une haute idée de l’Eglise, corps du Christ, dont l’incarnation par ses soins devait se prolonger et s’étendre de plus en plus, cette mystique nous exaltait au-delà de ce qu’on peut imaginer. De façon puérile parfois. C’est ainsi que personnellement j’avais écrit en grosses lettres sur mon chapeau de faille: Vive la Chine, pour crier à tous mes préférences. – De manière profonde plus souvent. J’ai vu des vocations tardives donner dans cette <34> ambiance des résultats surprenants au point de vue intellectuel et moral. Je vois d’ici un de mes condisciples mort récemment supérieur d’un important district missionnaire en Chine. Il avait plus de trente ans et de grandes moustaches quand il vint au milieu de nous. Il venait de derrière ses chevaux de labour, au sujet desquels il courait sous le manteau une histoire dont je ne me rappelle que les mots „hue, cocotte“, qui s’adressaient en même temps à la bête et à l’homme. Celui-ci, soulevé par l’idée missionnaire, apprit assez de latin et même de grec, pour faire plus tard une bonne théologie, pour devenir un missionnaire et un conducteur d’hommes, après l’avoir été de chevaux et de bœufs. Malgré son âge, il avait à l’école une piété d’enfant mais aussi un élan endiablé qui lui donnait des ailes et lui faisait franchir tous les obstacles.
J’ai vu pareillement des enfants difficiles, colériques, vindicatifs, bassement jaloux, orgueilleux ou paresseux à leur arrivée, dont l’irrésistible mystique missionnaire peu à peu arrondissait les angles, corrigeait les défauts, développait les bons germes latents.
Il va sans dire que dans ces résultats, la grâce de Dieu, obtenue par la prière et la réception des sacrements et le combat spirituel joua un plus grand rôle que la mystique que j’analyse. Mais les cheminements de la grâce, qui est surnaturelle et que nous n’avons pas d’instruments optiques pour saisir en elle-même, nous échappent. Dans le domaine psychologique, dont nous pouvons parler, c’est bien l’enthousiasme missionnaire qui a été le plus merveilleux stimulant, faisant presque des miracles et vérifiant une fois de plus le mot de l’Ecriture: Exultatio juvenum fortitudo eorum est. La force de la jeunesse, c’est son emballement.
La pédagogie familiale est le dernier trait de la physionomie de mon Alma Mater. Les Pères Jésuites ont la réputation d’être des éducateurs rigides, exigeants, donnant plus à <35> l’autorité qu’à la liberté, tirant du dogme du péché originel plus de méfiance que de confiance dans la nature humaine de leurs élèves, faisant marcher ceux-ci presqu’au pas de parade dans les lisières du sacré règlement, et pour leur donner à tout instant le bénéfice de l’obéissance, leur imposant des surveillants qui ne les lâchent ni de jour ni de nuit. Qu’on se reporte à l’Empreinte et à d’autres pamphlets qui ont tous fait leur chemin et empoisonné les esprits.
Eh bien, nous autres, nous n’avions pas de surveillants du tout, nulle part, qu’on l’entende bien, ni en étude où l’on peut se passer les résultats des problèmes, ni en classe le jour des compositions où l’on est tenté de copier, ni au dortoir où l’on peut faire, parait-il, les pires sottises, ni en cours de récréation où cependant le caractère se révèle dans toute sa nudité, parfois hideuse, ni en promenade, où l’on peut mettre à mal les cerisiers et les pommiers du voisin, ni, bien entendu, à la chapelle, où l’on peut, comme Renan[20], lire un roman au lieu du paroissien. Pendant cinquante ans l’école a prospéré intellectuellement, moralement, spirituellement, sans surveillant.
Il y avait cependant de l’ordre. Pour le faciliter, deux élèves, choisis pour leur bon sens, leur bon esprit, la sympathie qu’ils inspiraient, si possible leur prestige intellectuel et spirituel, deux élèves, dis-je, étaient réglementaires. Ils sonnaient le début et la fin des exercices, ils conduisaient, disaient la prière, tâchaient de donner le ton. Pratiquement, ils jouaient le rôle de surveillants, un peu. Mais ils étaient des nôtres. Sans les choisir, nous les faisions choisir.
J’ajoute qu’ils étaient généralement respectés et aimés comme des frères aînés. Car l’école était une famille. Supérieur, professeurs, directeurs spirituels avaient avec nous cette familiarité simple, cette affabilité aisée et naturelle, cette ironie douce que les parents ont vis-à-vis de leurs enfants. Tout ce qui se passait à l’école était connu et commenté comme dans le cercle familial. Nous étions fiers des meilleurs d’entre nous et gentils pour les moins doués. Evidemment, il n’y avait guère parmi nous de ces pauvres enfants <36> sans la moindre vocation intellectuelle et qui, de par la volonté de leurs parents qui ne veulent pas déchoir, tiennent farouchement la queue de la classe. Mais enfin il y avait cinq, trois, un talent chez nous comme ailleurs et dans les classes l’émulation battait son plein pour les développer. Cependant je n’ai pas souvenir de ces rivalités dures, presque haineuses, que j’ai vues plus tard dans les collèges et qui venaient de ce que les élèves étaient juxtaposés plutôt que fondus. Nous autres, nous étions des frères, nous embrassant comme tels quand nous partions en vacances ou en revenions, une fois par an, en automne. Cette atmosphère familiale était nécessaire, précisément parce que nos parents étaient loin et que nous ne les retrouvions qu’une fois par an. Elle assurait la formation du cœur de la sensibilité, si nécessaire au futur prêtre.
Cette méthode de liberté et de bonté avait-elle ses inconvénients? En abusions-nous? Nous amollissions-nous? Avions-nous besoin d’être davantage repris et redressés en pleine action par quelqu’un, investi d’une plus haute autorité? Franchement, je ne le crois pas et les cinquante promotions d’apostoliques qui nous ont précédés ne le pensent pas non plus. Néanmoins, en l’année 1913, un recteur qui avait fait toute sa carrière dans les collèges, qui ne jurait que par ceux et se trouvait être un peu sclérosé,[21] trouva bon de nous donner un surveillant. Oh! il n’était pas partout avec nous. Il faisait aussi des classes. Mais enfin il était là pour nous contrôler. Par-dessus le marché, il portait le nom malencontreux de „Commandant“[22]. On avait tout de suite envie de claquer les talons en l’abordant. C’était d’ailleurs un excellent homme. Nous lui fîmes la vie un peu dure, ce que nous regrettons d’autant plus aujourd’hui qu’il est mort héroïquement, à Longpont, non loin de l’endroit où j’étais moi-même au moment de sa mort.
Je lui gardais assez longtemps une dent spéciale, parce que la plus mauvaise note que j’ai eue au cours de mes études, un ei, et qui fût commentée sèchement par le P. Recteur devant tous mes camarades, c’est lui qui me l’avait donnée. Et pourquoi, <37> grands dieux? Je vous le donne en mille, en dix-mille. Eh bien, pour avoir lu Virgile, le doux Virgile, auteur classique par excellence, modèle de latinité, de piété, de suavité. – Seulement, seulement je l’avais lu la nuit, toute une nuit et pour ne pas gêner mes camarades au dortoir, je m’étais réfugié, non pas dans quelque bosquet éclairé par la lune, pas même dans un pavillon du jardin, mais en un lieu secret qui, s’il peut à la rigueur faire penser à telle page des Géorgiques, n’est évidemment pas un salon de lecture. Que voulez-vous, la passion de la poésie n’a cure ni du temps ni des lieux. Je dois avouer que ce n’était pas la pure passion poétique qui m’avait conduit là, mais aussi l’ambition. Faisant partie de l’Académie d’humanités et devant présenter un livre de Virgile à l’examen, ce qui nous donnait des points en plus, je voulais briller au lieu de « sécher ». Je crois bien me souvenir que dans cette nuit mémorable je m’étais servi d’une traduction de Panckouke[23]. Je sens bien que cet aveu diminue la valeur de mon exploit, mais il faut être sincère avant tout. Je puis ajouter cependant à mon actif, que dans le même… cabinet de lecture, j’avais dévoré une à une toutes les tragédies et les comédies de Shakespeare, dans une traduction dénichée par moi à la grande bibliothèque et qui ne valait pas celle de mon condisciple P. Messiaen. Pour pousser la franchise jusqu’au bout j’ajouterai qu’un professeur avait apostillé certaines pages de cette traduction. Il avait mis « passer » aux plus lestes d’entre elles, confiant que les lecteurs sages et purs sur lesquels il comptait suivraient héroïquement son conseil. Je le fis en gros, mais succombais plusieurs fois à la tentation de lire aussi ces pages, de goûter à ces fruits défendus, plus capiteux que les autres. J’en eus dans la suite un amer regret.
En tout cas le Père Commandant <= Capitaine, PB>, qui m’avait guetté toute la nuit virgilienne, me pinça, me dénonça et me fit punir.
Ce fait prouve-t-il la nécessité d’un surveillant à l’école apostolique? Je ne le crois pas – je frémis aujourd’hui à la <38> pensée des idées nauséabondes que ce pauvre surveillant avait dans l’esprit à mon sujet et qui lui devaient peut-être été suggérées par son expérience dans d’autres pensionnats. En vérité, nous étions loin de tout cela. J’affirme que nous étions purs et pendant les quatre ans que je passai à l’école apostolique, jamais, à ma connaissance, il n’y a eu de scandale ni de renvoi pour mœurs. On nous mettait bien en garde contre certaines sympathies trop vives qu’on appelait amitiés particulières. J’en ai éprouvé comme d’autres, sans comprendre alors la manière tragique dont les directeurs spirituels en parlaient. Il m’a fallu de longues années avant de comprendre, sans Freud[24] ni Gide[25], la signification partiellement physiologique de ces attraits juvéniles. Nous étions naïfs sans doute, mais nous étions purs.
Cet essai d’un surveillant ne dura pas. On trouva une autre solution, en nommant à coté du P. Recteur un préfet de discipline qui se mêla davantage aux élèves, sans être pour cela toujours avec eux. La solution parait heureuse.
Voilà l’école où je fis mes études secondaires. En me relisant, je trouve que j’ai pris le ton du panégyriste et que décidément l’amour m’a aveuglé un peu. En fait, non, ce que je viens d’écrire est la stricte vérité. L’école de mon temps était bien ce que j’ai dit. – Tous, bien entendu, n’en ont pas profité également. Plusieurs sont restés médiocres malgré l’ambiance de ferveur intellectuelle et spirituelle où ils vivaient. Plus de la moitié n’ont pas persévéré dans leurs desseins missionnaires. Mais il en est toujours ainsi. – Quidquid recipitur ad modum accipientibus reciputur. Chacun reçoit suivant la grandeur de son écuelle. Mais les meilleurs ont vraiment développé tous les germes divins et humains déposés en eux à leur naissance et leur renaissance.- Et c’était vraiment une splendeur. -
***
<39> Voilà donc l’école où arrivait à treize ans le petit Sarrois que j’étais, ignorant de la langue française, ignorant des usages du monde, cousu de défauts assez primitifs, ayant seulement à son actif de beaux souvenirs familiaux, une solide instruction primaire, une sérieuse piété et un appétit intellectuel, comme disait de lui-même Emerson[26], à dévorer le système stellaire tout entier. Je ne fus pas aussi dépaysé qu’on pourrait le craindre. Les deux réglementaires, très aimés tous les deux, étaient des Sarrois l’un et l’autre, des environs de Sarrebrück. L’un est aujourd’hui Jésuite, missionnaire des Iroquois, l’autre est Rédemptoriste et forme à la piété de futurs prêtres. Avec eux je pouvais même parler mon patois les premiers mois.
L’école était installée dans un château, flanquée de deux fermes. Le bâtiment principal avait une certaine allure du fait d’une grande coupole qui la dominait. Cette coupole couvrait une série de rotondes spacieuses qui abritaient au rez-de-chaussée, la chapelle, aux étages les dortoirs. Les autres bâtiments n’avaient rien de remarquable. Il y avait une belle cour de récréation et un jardin dont l’ornement principal était un cèdre majestueux, qui nous faisait rêver du Liban et sous lequel, en été, le P. Hector[27], le P. Paulus[28] de M. Billy, recevait les confidences de ses dirigés, dont la voix se mêlait à celle des petits oiseaux gazouillant dans les branches de l’arbre.
J’entrai naturellement en sixième, avec une quinzaine de nouveaux élèves, dont la moitié étaient des Alsatiens ou des Lorrains ne sachant pas ou peu le français. Notre professeur était un Père alsacien, ancien de l’école, pieux, bon, dévoué, mais dont l’accent haut-rhinois quand il parlait allemand me faisait frémir et me déroutait. Pendant deux mois nous ne fîmes que du français. Autour de nous on ne parlait que français. A Noël nous reçûmes la défense absolue de parler allemand avec nos camarades.
Et alors se produisait pour moi le fait notable que voici. J’ap<40>pris le français comme quelqu’un qui le rapprendrait dans ses vieux jours, l’ayant su dans sa jeunesse. Les théosophes doivent expliquer par une existence antérieure certaines facilités. Je ne chercherai pas à expliquer la mienne pour le français. L’hérédité des qualités spirituelles est loin d’être prouvée. Il y avait presqu’un siècle depuis que nos ancêtres avaient dû troquer le français contre l’allemand. Y avait-il tout de même dans certaines cellules du cerveau, dans lesquelles la mémoire serait plus ou moins localisée, des dispositions somatiques vestiges d’autrefois qui accueillaient mieux et faisaient comme reconnaître le français qui n’avait été connus que par mes ancêtres. Je ne sais. Je livre le fait aux psychologues, qui ont aujourd’hui une tendance à rejeter les localisations cérébrales. Peut-être était-ce simplement la mystique religieuse dont je vivait, mon ambition personnelle très robuste qui exaltaient mes facultés et me faisaient profiter au maximum des occasions continuelles que j’avais d’apprendre des mots et des phrases et des tournures. Le fait est que j’appris le français en me jouant, avec un très grand plaisir. A la fin de cette première année, dans une classe composée en grande partie d’enfants ne connaissant que le français, j’obtins le premier prix d’orthographe. Dans la suite j’eus presque toujours celui de composition française.
Je crois tout de même qu’il faut recourir à l’hérédité pour expliquer ce fait. Ce sont mes ancêtres de la forêt du Warndt, ceux des Ardennes, ceux des guerres napoléoniennes qui me soufflaient à l’oreille lorsque j’écrivais ou parlais leur langue, qui m’ont laissé un gosier souple, capable à la fois de prononcer les gutturales allemandes et les nasales françaises, qui intervenaient mystérieusement lorsque je parlais pour empêcher ces interférences désagréables entre deux langues, soit <41> au point de vue prononciation soit au point de vue grammatical. Dans ces deux domaines la plupart des purs Allemands et aussi beaucoup d’Alsaciens achoppent toujours malgré leurs efforts.
Pour en finir avec cette question de bilinguisme, je dirai que j’ai continué toute ma vie à goûter également et profondément l’allemand et le français. Les deux sont entrés dans ma chair et dans mon sang, les deux sont pour moi savoureux comme du bon pain et il me semble qu’aucune nuance ne m’en échappe. Mais elles restent parallèles en moi. Elles ne se compénètrent point. Il y a à cet égard comme dédoublement de la personnalité en moi. Cela va si loin que, sans y penser le moins du monde, je roule les r quand je parle allemand et je grasseye quand je parle français. Cela va si loin aussi que traduire de beaux textes, vraiment riches, vraiment littéraires, vraiment conformes au génie de la langue, est pour moi un supplice, parce que je sens qu’il y a des nuances, des associations, des tonalités qu’il est impossible de traduire. Les mots, à coté de leur sens absolu, brut, ont une valeur relative, une physionomie changeant suivant leur encadrement. Ils ont aussi souvent une saveur qui leur vient de l’emploi qu’a fait d’eux tel auteur populaire, dans tel de ses livres, dont toute l’atmosphère est évoquée dans l’esprit de ses compatriotes par l[P1] ‘emploi de ces mots. Ces nuances sont intraduisibles mais constituent la vraie valeur de suggestion, la vraie musique intérieure d’une page de vrai français comme de vrai allemand. La philologie est impuissante à faire connaître et à transposer ces nuances. Seulement les philologues et ceux qui leur ressemblent ne doutent de rien. Ils traduisent imperturablement. Mais de meilleur, le plus délicat, le plus poétique du texte passe à travers <42> les mailles de leur filet grossier. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas traduire. Les livres de science souffrent moins des traductions et la vraie littérature est rare. Mais je crois, appuyé sur mon expérience, pouvoir écrire que plus quelqu’un connaît par l’intérieur une langue, moins il peut se résigner à traduire de vrais monuments de cette langue.
Je continuai donc, à l’école apostolique, à faire du français passionnément, m’enfermant pratiquement tout entier dans la civilisation et la littérature française. Pendant les vacances je retrouvais l’allemand sans le français. Je m’habituai ainsi à habiter successivement ces deux temples ou ces deux demeures. Je ne prends pas de bibelots dans l’un pour les transporter dans l’autre. Je respecte leur style. Aujourd’hui les deux temples sont contigus en moi et je passe aisément de l’un dans l’autre. J’ai écrit des livres en français et des articles en allemand. Je prêche dans les deux langues avec à peu près la même aisance, le français ayant aujourd’hui pris un peu d’avance sur l’allemand à cause des circonstances. J’avoue naïvement que les oreilles m’ont tinté lorsqu’un curé un jour, après m’avoir entendu en Alsace prêcher successivement en allemand et en français dans la même chaire, me fit ce compliment: En vous entendant parler français, je vous ai pris pour un Parisien. Quand vous avez parlé allemand je vous ai cru Berlinois.
Qu’on veuille bien prendre ces confidences pour ce qu’elles sont, un témoignage. Mon cas n’est pas isolé. Des centaines de mille Alsaciens et Lorrains, des millions de Suisses possèdent aussi plusieurs langues et plusieurs civilisations. Il y a là une grande réalité, qui en France nous comprenons peu. Cette incompréhension pour les <43> gens de frontière a fait commettre des erreurs graves à tel de nos gouvernements. Nous y reviendrons. Je n’ai voulu ici que donner une documentation de première main sur un problème qui a un aspect psychologique et un aspect social, voire politique.
Mais à l’école apostolique, je ne fis pas seulement du français, mais l’ensemble des études classiques. J’expérimentai pour mon compte l’humanisme dont j’ai parlé plus haut, je me livrai avec ardeur à la mystique missionnaire, je me laissai façonner docilement l’esprit, le cœur, l’âme. Les années que j’ai passées à Bracquegnies sont parmi les plus heureuses de ma vie. A quel degré de ferveur religieuse nous étions alors parvenus, des notes de retraite que j’ai de ce temps là me le montrent. Dans tel feuillet, jauni par le temps, je trouve rédigé en un style malhabile d’élève de cinquième, après un an de français, un acte d’offrande d’une singulière générosité et une demande ardente, quelque peu téméraire, du martyre à subir en mission pour la cause du Christ.
Je n’ai rien de personnellement intéressant à ajouter sur les quatre ans que je passai à l’école. J’ai sauté la classe de troisième et fus empêché par la guerre de faire ma rhétorique. C’est un de mes plus vifs regrets d’avoir ainsi dû écourter mes études classiques. Ces quatre années cependant ont jeté les bases qui m’ont permis à moi-même plus tard d’enseigner latin, grec, français. C’est donc qu’intellectuellement elles n’ont pas été trop mauvaises.
Plutôt que de parler de moi, je burinerai le portrait de quelques-uns des maîtres qui m’ont élevé et des condisciples qui ont vécu avec moi.
Je ne reviendrai pas sur celui qui si longtemps a incarné l’école, que M. Billy et M. Messiaen ont présenté à leurs lecteurs et que j’appellerai Le Père Hector <= Hector Hopsomer, PB>. Je l’ai connu plus longtemps qu’eux, car il m’a suivi, encouragé, consolé, relevé pendant plus de vingt ans. Après avoir dirigé de nombreuses générations d’apostoliques, il vint à Colmar pour s’occuper des récollections sacerdotales. Il était heureux en Alsace. Flamands et Alsaciens ne sont-ils pas cousins <44> germains? N’ont-ils pas la même foi robuste, la même simplicité solide dans l’organisation de leur vie, la même énergie, une langue qu’ils comprennent mutuellement, quelques gouttes de sang germaniques dans leur sang? Le P. Hector <Hector Hopsomer, PB>, au visage rose et à la taille imposante, grand admirateur de Saint Thomas qu’il citait volontiers, trop volontiers, moins artiste que M. Messiaen ne le prétend, un peu lambin par excès de soin ou excès de piété, mettant trois quarts d’heure pour dire sa messe et nous impatientant par là, le P. Hector était un excellent directeur pour les élèves moyens. Il était bon sans mesure, d’une piété pleine d’onction, d’une grande expérience, excellent théologien et bon prédicateur. Cependant il avait plus d’esprit de géométrie que d’esprit de finesse. Sa psychologie était un peu courte et nettement insuffisante pour des tempéraments puissants, originaux ou simplement complexes. Le P. Hector dort son dernier sommeil au cimetière de Colmar. Il y est mort au début de la guerre, sans avoir connu la nouvelle dévastation de Bailleul, sa ville natale.
Depuis trente ans, c’est le Père Gobert[29] qui est la figure la plus saillante à l’école apostolique. Personnalité puissante et cependant étrangement discrète, il enseigne la rhétorique. C’est un homme de premier plan, un animateur, un conseiller né et inspiré, qui me fait penser invinciblement à Socrate, Mallarmé ou cet extraordinaire M. Pouget[30], dont Jean Guitton[31] vient de tracer le portrait. Petit, anguleux, les cheveux très noirs taillés en brosse, à la démarche légère et sautillante, aux yeux profonds et scrutateurs, c’est un humaniste non seulement chrétien, mais essentiellement spirituel et sans doute mystique. Cet humaniste enseigne le latin, le grec, le français avec passion, mais sans méthode. Nullement cartésien, n’ayant pas une once de rationalisme en lui, c’est un homme qui vit intensément et fait vivre les textes qu’il explique de son mieux. Qu’il explique par le geste, l’attitude, l’expression du visage autant et peut-être plus que par les mots, pour lesquels comme Nietzsche il professerait volontiers un certain mépris, parce qu’ils tra<45>hissent et appauvrissent. C’est un intuitif dans tous les domaines de la réalité. Il l’est singulièrement dans le domaine psychologique. Est-ce physiognomonie, cumberlandisme ou crypthésie, je ne sais, mais il vous comprend si vite, si profondément, il vous conseille si pertinemment que vous restez en face de lui béant et inquiet. Tant de clairvoyance trouble. Depuis 33 ans que je connais le P. Gobert je n’ai pas cessé d’être toujours intimidé par lui.
C’est un directeur spirituel réputé, que beaucoup d’âmes mettent à contribution. Son originalité profonde, sa hardiesse de pensée, sa vraie liberté d’enfant de Dieu, sa modestie aussi l’ont empêché jusqu’ici d’avoir le poste éminent qu’il mériterait. Mais il est heureux de former toute sa vie de futurs prêtres et missionnaires.
J’ai dit qu’il me fait penser à Socrate et à Mallarmé[32], non seulement parce qu’il a, lui aussi, son « démon intérieur », le sens des réalités cachées, des correspondances mystérieuses, des symboles répandus dans le monde, mais parce qu’il n’écrit pas, alors qu’il le pourrait et peut-être le devrait. Il a publié naguère, dans la Revue d’Ascétique et de Mystique, une étude sur la spiritualité des faits mystiques.[33] C’est une merveille de pénétration. Il n’a pas récidivé. Par ses classes, ses conversations, sa direction, il exerce néanmoins une influence extraordinaire. Heureux le collège qui possède des hommes pareils!
Je dois ajouter que de mon temps il y avait à l’école deux courants d’idées ou de sympathies, comme au jardin d’Eden il y avait l’Euphrate et le Tigre. L’un convergeait vers le P. Hector, l’autre vers le P. Gobert. Les élèves plus classiques, plus sages, plus raisonnables, plus pieux allaient au premier et le faisait « mousser » auprès de leurs camarades. Par contre, les enfants plus personnels, plus difficiles, plus intuitifs, plus snobs aussi, demandaient leurs directives au second, dont la cote était plus grande en somme et que ses disciples plus doués faisaient mieux valoir. C’était en somme l’opposition de l’Aristotelisme et du Platonisme, du Thomisme et d’Augustinisme, d’animus et d’anima. Nous ne <46> connaissions pas ces grands mots et ces grands systèmes, tout en nous comportant comme si nous en vivions. Mais n’est-il pas heureux que dans une école toutes les formes d’esprit trouvent un maître à leur goût. Nous en avons profité largement.
Il y avait d’autres maîtres remarquables dans leur genre. Mon professeur d’humanités par exemple. C’était un Nancéen portant un nom alsacien. Fils d’émigré sans doute, il n’avait pas gardé grand’chose de ses origines. Le P. Drechsler[34] avait un visage rond, qui eut été poupin si le teint n’avait pas été si pâle. Ses cheveux rares n’étaient maintenus sur le crâne que grâce à une forte dose de pommade. Notre professeur avait peu de santé, il était ou du moins il paraissait indolent, indifférent, presque fatigué de vivre. La musique et la poésie et les vieux livres faisaient ses délices. Ses classes manquaient de vie, de brio et, dans un collège ordinaire, le bon Père eût été infailliblement chahuté. Nous étions intéressés par ses prélections françaises raffinées et substantielles. C’était un vrai lettré, une fine mouche, comme nous disions. Il le montra plus tard, quand il devint spécialiste en Bourdaloue[35], estimé et consulté par l’ondoyant abbé Bremond[36], avec qui il eut dans la suite une polémique assez vive, dans laquelle ce doux, ce nonchalant s’anima, devint étincelant d’esprit et ne fut pas inférieur au fougueux Académicien. Personnellement, à l’occasion du baptême de son premier volume sur Bourdaloue, je lui reprochais doucement en vers français, ce choix. Le fameux prédicateur, avec ses analyses ultralucides, ses divisions multipliées, sa rigueur logique, sa clarté sans mystère n’était point de mes amis alors. Sans aller jusqu’à trouver chez lui cet ascétisme qu’inventa et flagella l’abbé Bremond, je ne lui donnais pas mon cœur, que je réservais à des auteurs plus poètes, plus lyriques, plus inconscients. Il est vrai que le P. Dreschler avait tenu la gageure de <47> trouver du mysticisme en Bourdaloue. Cette trouvaille et les écrits qu’elle occasionna le firent remarquer et il devint un des rédacteurs du très bon dictionnaire de spiritualité[37] en cours de publication chez Beauchesne[38]. Il y a donné un grand nombre d’articles érudits, judicieux et élégants.
Le Père Schadler[39], notre professeur de mathématiques, originaire de Meurthe-et-Moselle lui aussi et sans doute fils ou petit-fils d’Alsaciens-Lorrains lui aussi représentait au milieu du corps professoral l’originalité pittoresque. De taille moyenne, légèrement voûté, portant de grosses lunettes, il était perpétuellement absorbé par des problèmes d’arithmétique ou d’algèbre, qu’il publiait à droite et à gauche. Connaissant par cœur, parait-il, le gros indicateur Chaix[40], il avait la spécialité des problèmes de chemin de fer, qu’il savait rendre passionnant pour tous, sauf pour moi, car les mathématiques sont toujours restées un mystère pour moi. Comptes, chiffres, opérations arithmétiques m’inspirent aujourd’hui encore une véritable frayeur, un malaise que je n’arrive pas à dominer. J’ai un respect profond pour ceux qui manient avec aisance les lois du nombre mais suis résigné depuis toujours à rester un profane dans ce domaine. J’étais le plus mauvais élève du Père Schadler, que mon imperméabilité à la science qu’il enseignait désolait et intriguait d’autant plus que pour les autres matières j’étais en tête de ma classe. Je dois même avouer ici que ces maudits mathématiques m’ont fait tricher un jour de composition, mais si mal que ma place n’en fut pas sensiblement améliorée.
Mon pauvre professeur essaya avec moi toutes les méthodes. Car il était d’un dévouement extrême, vraiment maternel, qui dans la suite ne fit qu’augmenter. Sa bonté est devenue proverbiale. Il en fait profiter particulièrement les enfants des patronages. C’est une bonté vraiment charismatique, à la Saint Vincent de Paul, ne reculant devant aucun service à rendre. C’est ainsi que le bon Père allait volontiers à la cuisine éplucher des pommes de <48> terre pour le Frère Gaessel[41], un maître-queux étonnamment ouvert, parlant de théologie et d’Ecriture-Sainte, qui aurait du faire des études comme nous dans sa jeunesse. Nous trouvions aussi parfois nos souliers décrottés et cirés par une main mystérieuse que nous soupçonnions être celle du P. Schadler. Celui-ci rêvait comme Péguy d’une cité harmonieuse, parfaitement harmonieuse sur terre et au ciel. Comme Péguy[42] aussi il avait de véritables angoisses au sujet de l’enfer éternel. Il a écrit des pages frémissantes pour démontrer que personne n’y restera jusqu’au bout ni même n’y tombera. La question de la mitigation des peines de l’enfer, classique en théologie, soulevée autrefois par Origène, puis par Ambroise[43], Catharin[44], Herrmann Schell[45], a été récemment reprise par un Dominicain espagnol, dont j’ai oublié le nom. Nullement théologien, le P. Schadler n’était guidé en tout cela que par son bon cœur. Il me fait penser à ce pauvre Chédenat, un émule de Salavin[46], dont parle Duhamel[47] dans un de ses romans. Ce brave homme était si compatissant qu’en hiver, lorsqu’il gelait à pierre fendre, il allait précisément sur les routes ramasser des pierres qu’il plaçait sur son cœur pour les réchauffer!
Le bon Père Schadler était encore distrait comme il convient à un savant. On racontait des histoires fort divertissantes sur lui à cet égard. Ainsi il serait entré en plein réfectoire avec le parapluie ouvert et l’aurait fermé sans sourire pour faire la prière avec la communauté réunie! C’est fort possible. Je retiens de lui surtout sa bonté incommensurable, don de Dieu plus que don de la nature et qu’il réchauffait sans cesse au contact du Cœur de Jésus, pour lequel il avait une grande dévotion. Le plus donné, le plus saint, le plus ami de Dieu de ces professeurs, je crois que c’était lui, dont on souriait parfois mais qu’on aimait sans réserve comme il nous aimait et comme je suis sûr que Dieu l’aime et l’aimera éternellement.
<49> Par peur de fatiguer le lecteur, je n’allongerai pas cette galerie de portraits. Elle montre la valeur sociale et religieuse de cette école apostolique. Si l’on réfléchit que la plupart des enfants qui y sont formés et qui devienrent prêtres et missionnaires, n’auraient pas fait des études secondaires sans elle, on doit admirer la fécondité spirituelle du catholicisme dont elle témoigne. De ces écoles, il en existe des centaines dans le monde entretenues par la pure charité. Ce sont des bienfaiteurs et des bienfaitrices parfois connus de leurs protégés et, correspondant avec eux qui supportent la charge financière de l’oeuvre. C’est une manière singulièrement efficace de promouvoir le règne de Dieu dans le monde.
En juillet 1914 je partis en vacances, comme nous le faisions tous les ans une fois. La guerre était imminente ou même déjà déclarée. Avec quelques camarades lorrains de Metz je dus passer par Trèves, le train Luxembourg-Metz étant supprimé pour des raisons militaires. Nous parlions français et continuâmes à le faire après être entrés en Rhénanie. Les trains étaient remplis de soldats, qui partaient joyeux. En les entendant parler, j’eus la certitude que le peuple allemand, dans sa grande majorité, avait désiré et voulu cette guerre. C’était partout une explosion d’enthousiasme. Ce que l’on avait préparé et attendu si longtemps arrivait enfin. Personne dans la suite ne m’enlèvera cette conviction que l’Allemagne, quelqu’aient été les péripéties diplomatiques de l’avant-guerre, avait voulu et déclenché le conflit sauvage, qui fit tant de mal au monde. Plus tard j’en tirerai des conclusions pratiques.
A Trèves nous fûmes arrêtés comme espions. N’avions-nous pas parlé français dans le train? Comme si des espions étaient si maladroits. Nous fûmes relâchés au bout de quelques heures. J’arrivai bientôt à Beaumarais <= Differten, PB> et trouvai la maison dans la désolation. Mon père était parti aux armées et je le remplaçai de mon mieux aux champs. Etant le seul homme, je dus faucher les prés, ce que je fis de mon mieux, non sans de terribles courbatures. La vague militaire déferlait toujours. Mon impression du <50> début se confirma. Les soldats, magnifiquement équipés, qui passaient chez nous et nous prenaient déjà pour des Lorrains, étaient enthousiastes et soulagés. C’était la note dominante. Bientôt les premiers blessés passèrent. Ayant alors dix-sept ans seulement, j’étais loin de penser que je serais l’un d’eux quelques années plus tard. Mon père ayant été démobilisé en novembre quatorze, j’étais libre.
Je fis un stage de six semaines comme infirmier dans une clinique nerveuse mais j’aspirai à rentrer à l’école apostolique en Belgique occupée. Contrairement à tous les règlements, j’obtins un passeport, passai la frontière et arrivai à Braquegnies, où le P. Gobert faisant la classe à deux Alsaciens qui se faisaient passer pour Suisses. Les autres apostoliques s’étaient réfugiés devant l’ennemi du coté de Lille.
Je fis quelques semaines de rhétorique, mais au cours d’un voyage à Mons où je fis des demandes auprès du gouverneur civil pour obtenir un laissez-passer pour un camarade lorrain, je fus renvoyé moi-même en Allemagne. Je n’y allai pas. Je pris bien mon passeport, mais utilisant l’opposition connue entre l’autorité civile et militaire, obtins de celle-ci un sauf-conduit pour Antoing, près de Tournai, où se trouvait le noviciat des Pères Jésuites de Champagne. Le P. Hector, mon directeur spirituel, m’avait encouragé à y entrer. J’y pensais depuis longtemps, parce que cette province avait une mission en Chine qui m’attirait beaucoup. Sans grande élection, tout naturellement je me décidai donc pour les Pères qui m’avaient élevé. Je fis soixante kilomètres à pied, plein d’entrain et arrivai à Antoing le jour de St. Joseph en 1915[48]. Une nouvelle fois, avec autant d’élan, je m’élançai vers le soleil levant. Mais autour de moi le canon grondait. Sujet allemand, j’entrais dans une communauté purement française. Comment tout cela finirait-il! Je n’y pensai guère, à mon habitude et m’élançai en avant avec une fougue demi-inconsciente. Dieu et Saint Joseph m’aideraient! Ils m’ont aidé en effet, comme on va le voir.
4. Noviciat d’Antoing (Belgique)
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[1] 1882-1971.
[2] 1902 von den Brüdern Edmond (1822-1896) und Jules de Goncourt (1830-1870) laut Testament gegründet. Jährliche Verleihung eines Preises für Literatur.
[3] 1939.
[4] Albert Le Nordez, 1844-1922.
[5] 1937.
[6] 1896.
[7] 1862-1942.
[8] Ècole Apostolique Saint-Joseph, Amiens.
[9] 1883-1957.
[10] Pierre Messiaen, Partage d’une adolescence. La force des attaches terriennes, in: Construire. Études et chroniques 8, 1942, S. 64-91.
[11] 1857-1944.
[12] 1852-1935.
[13] Champagne, Paris, Lyon, Toulouse.
[14] Alberic de Foresta, 1818-1876.
[15] 1832.
[16] Honoré de Balzac, 1799-1850.
[17] Collège Saint-Joseph, Lille.
[18] Paul Doncoeur, 1880-1961.
[19] Alfred Adler, 1870-1937.
[20] Ernest Renan, 1823-1892.
[21] Père Émile Damade (1862-1930), erster Rektor des Collège Saint-Jean Berchmans in Florennes, nach Thieu Rektor am Collège au Tuquet près Mouscron.
[22] Henri Capitaine, 1889-1918.
[23] Charles-Louis-Fleury Panckouke, 1780-1844.
[24] Sigmund Freud, 1856-1939, Begründer der Psychoanalyse.
[25] André Gide, 1869-1951.
[26] Ralph Waldo Emerson, 1803-1882.
[27] Hector Hopsomer, + Nov. 1939.
[28] Petrus nach Pierre Messiaen.
[29] Jean Gobert.
[30] 4. Auflage 1941.
[31] 1901-1999.
[32] Stéphane Mallarmé, 1842-1898, französischer symbolistischer Lyriker.
[33] Jean Gobert, De la spiritualité des faits mystiques. Note d’un directeur, in: Revue d’Ascétique et de Mystique 8, 1927, S. 3-25.
[34] René Daeschler.
[35] Louis Bourdaloue, 1632-1704.
[36] Henri Bremond, 1865-1933.
[37] Dictionnaire de spiritualité: ascétique et mystique, publ. sous la dir. de Marcel Viller (u.a.), Paris 1937ff. Zu dem 1937 erschienenen ersten Band (Aa – Byzance; die Fortsetzung erschien erst nach dem Zweiten Weltkrieg) steuerte Daeschler rund 20 Beiträge bei, darunter einen zu Bourdaloue.
[38] Gabriel Beauchesne.
[39] Maurice Schroeder seit 1913, zuvor (1911) Jean Cordonnier, 1914 Henri Capitaine.
[40] Indicateur Chaix: Seit 1849 jeden Sonntag erscheinendes Journal zur Information über Eisenbahnfahrpläne. Vgl. Marie-Suzanne Vergeade-Williot, Le tourisme ferroviaire ou le temps imposé, Internet-Aufsatz.
[41] Frère Jean Goessel, gest. 1929, 49 Jahre Koch.
[42] Charles Péguy, 1873-1914.
[43] Ambrosius, ca. 340-397.
[44] Katharina von Siena, 1347-1380.
[45] Hermann Schell, 1850-1906.
[46] Vie et aventures de Salavin, Paris 1925.
[47] Georges Duhamel, 1884-1966.
[48] 19.03.1915.
[P1]
Mittwoch 12. Januar 2022 um 23:45
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